vendredi 21 avril 2017

Faut-il voter ou s'abstenir ? Les termes d'un débat confessionnel agité



Alors que vient de se terminer le salon du Bourget organisé par l'Union des organisations islamiques de France, une question hantait tous les esprits à quelques jours du premier tour des élections présidentielles françaises : faut-il voter ou s'abstenir ?

Tout a commencé par le lancement d'un pavé dans la mare il y a environ un mois de cela. Dans l'extrait d'une vidéo mise en ligne au mois de mars mais enregistrée en janvier 2017 dans le cadre d'une intervention effectuée au cours d'une conférence organisée par l'Union française des consommateurs musulmans (UFCM), Tariq Ramadan défend l'idée d'une abstention active, idée de plus en plus développée ces dernières années en France par des intellectuels tels qu'Etienne Chouard et revendiquée dans un ouvrage récemment publié par Antoine Bueno intitulé «No vote ! Manifeste pour l'abstention». 



L'intellectuel musulman met en avant le caractère factice de l'élection marquée par l'émergence de pseudos candidats anti-système qui ne seraient que le pur produit du macrocosme marchand dominant la société française, à l'instar notamment d'un Emmanuel Macron. « Il y a une vraie position politique à refuser la manipulation politique » a déclaré Tariq Ramadan qui a par ailleurs répondu dans une seconde vidéo à ceux qui l'accusaient de contradiction dans sa posture, lui qui a ces deux dernières décennies encouragé les citoyens de confession musulmane à s'engager et à aller voter.





La consigne de l'UOIF : voter absolument !
Cette prise de position abstentionniste stipulant qu'« en allant voter vous participer d'un système qui vous vole la pensée » a semble-t-il perturber un consensus politique intracommunautaire sur la participation politique des citoyens musulmans, consensus acquis difficilement après des batailles religieuses interminables sur le caractère licite ou non du vote. L'UOIF qui défend la participation politique des musulmans, tout en niant explicitement faire elle-même de la politique « en tant que structure », a comme chaque année organisé des débats sur le sujet de la participation politique. 



L'absence de Tariq Ramadan à cette session 2017 a été d'ailleurs remarquée tant sa présence et ses nombreuses interventions font partie chaque année des temps forts de la Rencontre annuelle des musulmans de France. Faut-il l'attribuer à sa prise de position sur l'abstention active ? Il demeure que le président de l'UOIF Amar Lasfar qui arrive au terme de son mandat de président a déclaré que la seule consigne à exécuter absolument était celle d'aller voter. 




Dans le même sens, le conférencier Nabil Ennasri a déclaré au cours d'un des débats de la RAMF que « L’abstention, c’est le mauvais choix : on ne pèse rien du tout », «déclenchant des applaudissements» selon Cécile Chambraud du quotidien Le Monde. Il y a donc bien un clivage entre les deux positions.

Yamin Makhri : «Aucun changement réellement positif ne peut venir des urnes»
Ce clivage est d'autant plus intéressant que la position de Tariq Ramadan fait écho à celle du fondateur des éditions Tawhid et membre de l'UFCM, Yamin Makhri, qui a développé dans un texte partagé sur la page facebook de Tariq Ramadan, un texte approfondi de réflexion qui resitue la question du vote dans une perspective plus large qui est celle de la société de consommation et du néo-libéralisme. 


Voici quelque éléments d'analyse avancés par son auteur : «L’abstention devient une option de plus en plus ouvertement assumée face à une illusion du choix démocratique » (…) Une société qui a déifiée la croissance, le travail et qui compense sa misère existentielle dans un consumérisme effréné ne peut plus le dénoncer » (…) La politique, elle-même, nous est présentée comme le monde dans lequel on voudrait nous maintenir : une marchandise. On cherche à nous "vendre" un candidat dans un spectacle déprimant et vide de sens, se répétant à chaque campagne présidentielle. Les consommateurs-citoyens doivent se soumettre à l'offre qui leur est offerte aidées par les agences médiatico-publicitaires toujours intéressées (…) Aucun changement réellement positif ne peut venir des urnes : le gouvernement n’aura qu’une faible marge de manœuvre et il n'aura d’autre choix pour continuer de se financer que de se plier aux logiques marchandes avec son lots de guerres, ses ravages écologiques et sociaux».




Le néolibéralisme a vidé le vote de tout sens
Pour Yamin Makhri, le vote comme l'élection n'ont plus de sens car ils ont été vidées de leur finalité par un néo-libéralisme qui a imposé son système de valeurs chosifiant et aliénant et s'est substitué de fait aux instances légitime de la vie politique (Nation, démocratie, République). La plupart des candidats défendent d'ailleurs selon lui la même ligne idéologique fondamentale : « Des libéraux de gauche (Macron, Hamon) ou de droite (Fillon) à leurs adversaires keynésiens-étatistes de la gauche radicale (Mélenchon) ou d’extrême-droite (Le Pen), ils partagent tous le même amour du travail, la même obsession pour la croissance économique et le même désintérêt vis à vis d'une marchandisation toujours plus croissante de nos vies ». Il est intéressant de constater que cette position en faveur de l'abstention active s'inscrit dans une analyse plus large sur la véritable nature du pouvoir, sur la manipulation que constitue l'élection de personnes qui ne décident plus, sur les effets pernicieux de l'idéologie dominante néo-libérale et son caractère totalitaire dans la vie des Hommes. A cette position conjointe de Tariq Ramadan et Yamin Makhri, deux réponses ont été proposées.

Noureddine Aoussat : l'abstentionnisme «est illusoire»
L'imam et écrivain Noureddine Aoussat a publié la première partie d'une tribune sur un blog Médiapart qui est une réponse ouverte adressée à Tariq Ramadan. 


Il critique la position de l'intellectuel en lui reprochant de ne pas la fonder sur une analyse écrite et argumentée qui soit rigoureuse. Noureddine Aoussat, qui qualifie l'abstention active d'oxymore, exprime par ailleurs son scepticisme sur la réussite d'une telle entreprise étant donné la diversité des motivations menant à l'abstentionnisme. «Vous a-t-il échappé que réunir les abstentionnistes anarchistes, les abstentionnistes dégoûtés par les turpitudes des politiciens, les abstentionnistes anti système, les abstentionnistes révoltés par cette démocratie factice minée par les corporatismes, les abstentionnistes pour des convictions religieuses ou supposées telles…, et d’autres types d’abstentionnistes est tout simplement illusoire ? (…) Juste à titre d’exemple, est-il possible de faire converger les actions des abstentionnistes musulmans avec les abstentionnistes anarchistes ? Ma réponse est un non catégorique. En effet, les théories du comportement collectif stipulent que l’individu, en l’occurrence l’abstentionniste, met avant tout en jeu son identité personnelle lorsqu’il rejoint un groupe».

«Notre problème... notre manque de vision commune» 
L'imam qui critique avec virulence les termes de l'alternative « Voter ou résister » s'interroge : « Quel intérêt donc, vous et ceux qui promeuvent cette abstention, avez à replonger les musulmans dans l’abstentionnisme qui les a longtemps handicapés ? ». Noureddine Aoussat attribue enfin ce qu'il perçoit comme une incohérence politique à un manque de vision communautaire des musulmans. « Notre problème, c’est avant tout notre manque de vision commune ; l’absence de volonté de convergence entre les différents acteurs et prédicateurs ; l’absence de cohérence dans les discours des uns et des autres. Notre problème est notre refus de nommer nos tabous ; de reconnaître nos lacunes et nos défauts. Le problème des musulmans en France, et leur position vis-à-vis du vote en est un exemple criard : c’est que l’action du musulman -individu ou groupe- n’est farouchement contrée et combattue que par l’action d’un autre -individu ou groupe- musulman (…) Voter ou refuser de voter n’est pas uniquement une tactique, mais une vision, une conception, voire une idéologie au sens noble du terme. Et c’est ce par quoi nous devrions commencer ». Une posture communautaire semblant contredire son propos préliminaire : « C’est en tant que citoyen français ET musulman soucieux de l’avenir de notre bateau France sur lequel nous sommes embarqués, en tant qu’acteur associatif engagé sur ces questions de société (…) (et) point en tant qu’imam ou prédicateur que je critique votre appel ».

Fouad Imarraine : le vote doit être l'aboutissement d'un engagement
Une autre critique formulée indirectement contre l'abstention émane de Fouad Imarraine, un autre acteur historique de l'associatif musulman, membre fondateur du Centre Malcolm X et proche de l'UFCM, qui défend la nécessité du vote, ce qui témoigne il faut le souligner d'une pluralité de positions divergentes au sein d'acteurs associatifs proches.

Tout en reconnaissant la nécessité de trouver une alternative à l'hégémonie du néolibéralisme marchand, Fouad Imarraine estime que « quelle que soit la conduite politique menée, la participation citoyenne est vitale ; sans elle aucun système étatique ne peut tenir, ni même se concevoir (...) Il est donc crucial, que dans une démocratie, l’engagement du citoyen soit effectif pour assurer un rapport équilibré entre les pouvoirs. Sans cet équilibre entre les pouvoirs, la cohésion du groupe, la cohésion sociale, sont grandement menacées. Sans cela, les fondements de la société s’écroulent (…) Pour le citoyen, être absent de cette arène politique le destitue et rompt l’équilibre des pouvoirs qui sont ensuite redistribués ».

«La démocratie est mise à mal à cause de la démission des citoyens»
Fouad Imarraine défend donc une position électoraliste se situant dans le prolongement classique des théorie politiques démocratiques insistant sur le caractère vital et fondateur du vote, mais à une nuance près. Pour lui, le vote n'est que l'aboutissement d'un engagement citoyen plus global et permanent et sa valeur est donc proportionnelle à l'investissement citoyen accompli au quotidien. « L’acte de vote n’est le plus souvent que l’aboutissement et la sanction d’un processus plus long d’engagement volontariste (manifestations, désapprobation, engagement associatif, sensibilisation écologique, identitaire, humanitaire…) (…) La volonté de consécration de cet instant chez certains ne brille en vérité que par l’absence d’intérêt et d’engagement dont ils ont fait preuve le reste du temps. C’est particulièrement caractéristique d’une partie des musulmans qui se réveillent quand les campagnes battent leur plein ou au moment de glisser le bulletin dans l’urne ; ils escomptent ensuite renégocier leur place quelle que soit l’issue du scrutin ». Une position qui fait du vote un recours légitime et un acte de résistance à tout ce qui menace la démocratie. « Qu’il s’agisse des idées de l’exclusion et de la haine ou du capitalisme sauvage, de l’ultralibéralisme, la démocratie est mise à mal à cause de la démission des citoyens qui ont perdu toute motivation (…) En tant que musulmans et citoyens des quartiers populaires, nous devons réitérer autant de fois que nécessaire le barrage de la route à celles et ceux qui nous stigmatisent (…) Au moment où le désespoir gagne du terrain, notre spiritualité doit nous porter à l’acte de résistance ».

La fin des démocraties ?
Voter ou résister, voter pour résister, les termes du débat étant posés, que faut-il en penser ? A la lecture et à l'audition des arguments des pour et des contre, il faut bien dire que l'analyse la plus aboutie demeure à ce jour du côté des partisans de l'abstention active. Pourquoi ? Pour des raisons de cohérence assez simple à saisir. Tout d'abord, reprenons les arguments énoncés par les critiques de l'abstention active. Celui défendu par Noureddine Aoussat stipulant qu'une convergence des partisans de l'abstention est impossible à obtenir est insuffisant pour une raison simple : le même argument peut être avancé pour les partisans du vote dans la mesure où il existe plusieurs raisons de voter pour un candidat, certains électeurs étant séduits par une mesure particulière qui ne sera pas celle qui aura convaincu un autre électeur. Même chose pour le profil hétéroclite des électeurs qui se retrouvent dans le choix d'un même candidat, voire même si l'on souhaite élargir la réflexion, le profil de ceux qui défendront l'option plus général du vote pour des raisons de classe, de sentiment communautaire ou d'intérêt général. L'hétérogénéité des partisans de l'abstention active n'est donc pas un argument solide. Le second élément qui est la critique de l'absence d'arguments solides avancés par les défenseurs de l'abstention qui ne présenteraient pas de vision politique globale est partiellement juste mais insuffisante. On a vu dans quelle mesure Yamin Makhri propose une analyse globale très juste et approfondie de la justification relative à cette option et qui l'amène à intégrer cette question dans la problématique globale du paradigme néolibéral avec un questionnement sémantique articulant parfaitement la vision spirituelle que l'islam porte sur l'humanité sur la condition actuelle de l'homme post-moderne. Si le principal intéressé reconnaît lui-même que « dire non n'est pas suffisant, il faut agir par la suite », les perspectives alternatives à un modèle démocratique classique ne sont pas effectivement mentionnées ou proposées. Ceci étant dit, ce n'est pas une mince affaire et il n'est pas raisonnable de supposer qu'il suffit de proposer un système global clé en main que l'on proposerait au grand public en estimant qu'il s'agirait là d'une panacée qu'il suffirait d'adopter pour sortir d'un cycle de crises systémiques.

La fragilité des arguments pro-électoraux
Pour autant, la critique reste valable et nous verrons qu'effectivement, il s'agit pour les partisans de l'abstention active d'aller plus loin et d'affiner leur vision. La fragilité des argumentaires des partisans du vote dont nous avons brièvement présenté le contenu se résume à ceci : le vote n'a de sens que dans un système politique démocratique fondé sur la souveraineté d'un peuple qui légitime l'existence politique d'une Nation. Cela signifie la suprématie du politique sur l'économique et la finance, la séparation des pouvoirs et le respect des principes constitutionnels fondant la légitimité démocratique d'un Etat de droit et parmi eux, l'égalité civique des Hommes. Or, la France a objectivement perdu sa souveraineté politique en intégrant l'Union européenne. Elle ne contrôle pas sa monnaie, est asservie par une dette qui atteint dorénavant la totalité de son PIB ce qui traduit sa sujétion complète aux banques internationales, à ses emprunts et à des taux d'intérêts qui l'ont aliéné de son indépendance. Du moins, si l'on pense dans le cadre du fonctionnement actuel des institutions monétaires et financières et des réseaux bancaires qui déterminent non seulement le fonctionnement des gouvernements en établissant leur marge de manœuvre économique et leur latitude mais plus largement en contrôlant la vie et la conscience de plusieurs millions d'âmes à travers la suprématie d'une idéologie néolibérale moderniste, ultratechnologisante et hyperindividualiste. Il est certain que ce problème excède très largement la question du vote ou de l'abstention mais il est essentiel de saisir le fait que le vote et ce qui l'accompagne, à savoir la mythologie démocratique d'un peuple qui choisirait son destin en consacrant l'expression de sa volonté par l'élection, est l'un des principaux ressorts de légitimation de cette aliénation globale portée par la modernité en crise. Voter revient donc à légitimer un système de dépossession de soi marqué par la tyrannie d'un consumérisme devenu l'alpha et l’oméga des sociétés occidentales et, bien au-delà des chaines de télévision et hebdomadaires, grâce aux moyens redoutables offerts par l'internet et les réseaux sociaux, du monde entier.

Renouer avec le sens sacral de l'humain
La déréalisation des hommes dissous dans le bain acide d'une virtualité numérique qui n'est que l'aboutissement d'une dépossession de leur existence, à la fois structurelle mais tout aussi consentie par les fléaux d'un fatalisme de la désespérance qu'ils cultivent volontiers, décrit les traits d'un tableau relativement sombre de notre époque. Sans cette appréhension globale du mode de vie qui nous est imposé aujourd'hui, sans la saisie profonde des enjeux de conscience qui président notre avenir et celui de nos enfants, il sera bien inutile de débattre de l'importance du vote ou de la nécessité de l'abstention. Toute liberté implique une responsabilité et toute responsabilité naît d'une prise de conscience. C'est à un sursaut de la conscience que nous avons aujourd'hui « espérément » besoin, un électro-choc, une opportunité de faire imploser pacifiquement « la machine ». Si le vote est un ultime recours pour protéger « les siens » d'une menace fasciste de tout temps alimentée, encouragée, instrumentalisée, arborée et susurrée par les mêmes langues fielleuses de l'hydre moderniste, alors le vote est un leurre et une illusion destinée à maintenir en place un effrayant statu quo, à pérenniser la même domination idéologique et à consacrer ad vitam aeternam l'usurpation du pouvoir, le pouvoir des corps, des cœurs et des consciences. Couper les têtes de cette hydre multiforme est absurde et parfaitement inutile car la moindre de nos contestations l'alimente, nos cris de protestation la nourrisse et nos élans utopiques la consolident chaque jour un peu plus. Il faut que la Bête succombe pour que tombe la peur et que la vue du Ciel soit enfin dégagée de ce sinistre spectacle.

Ne plus être complices du mensonge
Il nous faut donc nous engager résolument, et sans crainte des reproches, vers cette voie de l'abstention active jusqu'à ce que le pourcentage obtenu atteigne le seuil irréversible de l'implosion et de la dé-légitimité électorale. Ce taux est variable et l'enjeu n'est pas de déterminer s'il doit être de 60 ou 70 %, l'essentiel est de lancer la dynamique et de maintenir le cap. Parallèlement à cette dynamique, il va s'agir d'identifier les caractéristiques les plus prégnantes de cette domination et les multiples ressorts à l'origine de l'aliénation moderniste. Ce travail d'analyse, de maturation et de proposition doit être réalisé conjointement et en lien avec l'ensemble des hommes et des femmes déterminés à changer de société. 

Il ne s'agit plus d'élaborer une contre-idéologie mais de lever les voiles de l'oppression qui étouffent la nature humaine et d’œuvrer à un retour émancipateur des plus ambitieux vers une prima natura fitratique. Voter peut, sous certaines conditions être un acte de transformation politique ou d'aliénation politique. Notre position est de ce point de vue très claire : l'oligarchie, qui n'est autre qu'un faisceau de convergence établi entre la tyrannie d'une idéologie néolibérale moderniste et mortifère, et des institutions et individus qui lui sont liés par intérêt ou conviction, s'appuie sur la légitimité de notre vote. Le catéchisme démocratique est un leurre destiné à nous faire avaler la pilule d'une sujétion et d'une servitude devenues désormais intolérables. Ne soyons donc plus les complices de ce mensonge.