Dans les
mosquées du monde musulman, l’accomplissement de la prière de
l’aïd al-adha est suivi d’un prêche de rappel sur le sacrifice,
son récit, ses rites et ce qu’il signifie.
Généralement,
il est retenu de ce récit le sens coranique de la soumission à Dieu
dans sa forme radicale et accomplie.
Dieu
inspire en songe à Ibrahim 1 d’immoler
son fils.
L’Homme
partage ce songe avec son fils et, après avoir constaté sa propre
soumission à cette inspiration divine, se prépare à sacrifier son
fils.
Au moment
fatal, le geste du Messager est remplacé par une offrande
sacrificielle de grande valeur dit le Coran.
Ce sens est
bien évidemment juste.
Il correspond
en tous points au récit de la sourate 37, versets 102 à 108
(as-sâffât).
Mais le
rappel qui en est fait ne témoigne pas précisément de la
profondeur et de l’intensité de l’épreuve abrahamique.
Le
cataclysme intérieur du sacrifice
Ce que l’on
peut remarquer de prime abord est la modalité de transmission de
l’injonction ou de la mise à l’épreuve divine : le songe.
L’expression
coranique « fi manami » indique tout autant le lieu que
le temps du repos ou du sommeil.
Cela peut
évoquer un songe, une rêverie ou un état latent survenu au moment
où Ibrahim se met en marche avec son fils.
Cette
modalité de l’inspiration divine a donc transité par l’image
vivante, la représentation vivace d’une action suggérée, et non
par un commandement oral explicite.
Si le songe
est bien une modalité de l’inspiration divine reconnue comme telle
par l’Ecriture (al Kitab), sa nature symbolique lui confère déjà
une singularité qui la distingue en tant que telle de l’inspiration
orale.
Elle
témoigne certainement de la pédagogie divine et de la délicatesse
face à un ordre qui choque 2 et
bouleverse la conscience.
Le songe est
aussi ce qui fait songer, penser l’Homme et c’est ce que démontre
le récit coranique dans l’appel du père au fils : « Regardes
ce que tu y vois » au sens de « Qu’en penses-tu ? ».
Le songe
divin a constitué de ce fait une approche appropriée destinée à
réveiller en Abraham (Ibrahim) et son fils une interrogation
métaphysique profonde.
En ce sens,
ce songe qui est chez le prophète un langage divin, est en soi un
cataclysme.
En lui
inspirant de commettre un infanticide, en lui suggérant de Lui
sacrifier sa progéniture, une partie de lui-même, sa descendance,
sa postérité, son héritage et son avenir, le songe inspiré met à
l’épreuve tout l’édifice de sa foi, toute sa conception
personnelle de Dieu, sa confiance en son Jugement et en sa Bonté et
tout le fondement de sa morale et de sa connaissance du Bien et du
Mal.
Ibrahim,
le destructeur d’idoles
C’est
assurément un tel cataclysme intérieur qu’Ibrahim a dû affronter
et dont il a su admirablement triompher.
Conscient
qu’il était éprouvé, empreint d’une certitude et d’une
confiance inégalable en Dieu, une confiance fondée sur une
connaissance certaine d’ordre spirituelle acquise dans la proximité
avec Dieu (al khalil), une connaissance du cœur, Ibrahim et son fils
ont fait au cours de ce qu’on appelle le sacrifice, l’épreuve de
la prophétie qui est celle de la mise à nu radicale devant Dieu.
Rien hormis
Lui ne doit siéger dans le cœur de l’Homme. Le sacrifice a
constitué, sous ce rapport, un baptême du feu pour le fils, une
confirmation pour le père.
Mais pour
saisir le sens de ce sacrifice, il est essentiel de comprendre et de
resituer la globalité de la fonction d’Ibrahim, père et fondement
des trois monothéismes contemporains.
Ibrahim
est le destructeur d’idoles, celui qui met un terme au règne des
illusions, des faux-semblants (idole signifie étymologiquement
l’image 3,
le spectre), celui qui entre en guerre ouverte contre le paganisme et
qui a inauguré une ère de défection du polythéisme, qui ne sera
parachevée que bien plus tard, par l’apostolat muhammadien.
Les
quatre étapes du cheminement abrahamique
Cette
fonction a été l’œuvre de sa vie et le Coran rappelle ce qui en
furent les différentes étapes, chaque épreuve étant plus
difficile que la précédente.
La méditation
et l’interrogation profonde ont initié la première de ces étapes.
Abraham
s’interroge sur Dieu et après avoir successivement constaté qu’il
ne se trouvait ni dans l’astre, ni dans la lune, ni même dans le
Soleil, c’est sur la route spirituelle qui mène vers l’Infini
qu’il finit par rencontrer son Seigneur.
Cette
première étape, cardinale, est celle de l’éradication des germes
de l’idolâtrie naturaliste dans son esprit.
Dieu n’est
ni un phénomène, ni un astre, ni une chose quelconque.
Il Transcende
absolument tout, par essence et par excellence.
L’apostolat
exercé au sein de son peuple a été la seconde de ces étapes. Elle
inaugure la vie de témoignage du Divin porté par le
prophète/messager et se définit par le combat mené contre
l’absurdité de l’idolâtrie et du paganisme.
Un combat
d’abord mené par la rhétorique sollicitant la raison et le bon
sens de ses compatriotes.
L’interpellation
verbale ne suffisant pas, face à l’aveuglement de ses pairs,
Abraham, joignant l’acte à la parole, détruit les idoles du
temple et place l’outil utilisé sur la tête de la principale
statue vénérée par son peuple.
Questionné
sur sa responsabilité, l’homme recourt à l’ironie en rejetant
la faute sur la statue.
Le recours au
stratagème et à l’ironie sont les modalités choisies par Abraham
pour mettre à nu l’absurdité païenne dans l’esprit même de
ses congénères, son père Azar en tête.
Le
prix de la vérité
Mais la
victoire symbolique de la Vérité sur l’erreur a un prix : le
peuple de Ibrahim ne lui pardonne pas d’avoir détruit l’image de
ses divinités de marbre et d’en avoir aboli l’illusion.
Les appels du
fils au père n’y changeront rien : Ibrahim doit choisir la
route de l’exil car « nul n’est prophète en son pays. »
Les attaches
au pays natal et au père sont rompues. Ce qui est fondé sur
l’illusion et le mensonge est sans postérité.
Une filiation
spirituelle est rompue, pour en bâtir bientôt une autre, plus
pérenne.
La troisième
étape qui finalise la seconde, a été la lutte intellectuelle et
spirituelle du Messager contre la tyrannie de Nemrod et de son propre
peuple.
Le chasseur
biblique devenu roi n’est pas coraniquement nommé sous son nom
mais sous sa fonction et sous son ambition démesurée de s’arroger
la souveraineté divine.
La
confrontation fut en premier lieu intellectuelle.
Dieu est le
Maître de la Vie et de la Mort rappelle Abraham à un homme consumé
par l’orgueil du pouvoir.
Nemrod (la
racine hébraïque de son nom indique le même sens que l’arabe :
insoumis, rebelle, obstiné) conteste l’affirmation, et selon une
tradition prophétique, pour lui prouver le contraire, amène deux
hommes, en fait exécuter un et gracie l’autre.
Dieu fait
lever le soleil à l’est et le fait coucher à l’ouest, lui
rétorque Abraham, lui suggérant de faire le contraire.
La colère du
tyran (en arabe, taghout signifie à la fois idole, tyran – taghiya
–, et de manière générale l’idée de dépasser les limites, la
mesure, ce qui rappelle le sens de l’hubris grecque) associée à
celle de son peuple, conduisent Ibrahim sur un bûcher, épreuve
physique et spirituelle s’il en est, dont il sera sauvé par Dieu
lui-même (« Ô feu ! Sois paix et fraîcheur sur
Ibrahim », relate le Coran).
Le
sacrifice du fils : sens et finalités
La
dernière étape est donc celle du sacrifice du fils. Après avoir
été éprouvé par son père, son peuple, son roi, Ibrahim l’est
par son fils.
Ici,
l’épreuve consiste à déraciner l’amour du fils pour le
replacer à sa juste position de fleur ou de fruit de l’arbre.
La racine est
le fondement, l’équivalent du principe spirituel, et cette racine
et ce principe ne peuvent être que l’amour de Dieu, ou autrement
dit, l’amour de l’Amour, le fruit ou la fleur ne pouvant se
substituer à la racine qui les a fait naître.
En
s’associant à la décision de son père, le fils obtient par
conséquent lui-même le privilège de la racine prophétique qui
enfantera d’autres racines.
L’idole
filiale est défaite. La seule et authentique filiation est
spirituelle car elle ne meurt jamais. C’est en renonçant à
cette filiation temporelle que le Messager la sauva spirituellement.
Cette
dernière observation nous amène à rappeler que le sacrifice
factice du fils est amené à clore définitivement la pratique
idolâtre des sacrifices humains.
Le fils,
c’est-à-dire l’enfant, symbolise l’innocence et le substitut
final de l’offrande signifie l’interdiction catégorique de tout
meurtre sacrificiel, et au-delà, du meurtre des innocents.
Au terme de
toutes ces étapes, en complétant son abandon confiant et patient en
Dieu, en s’en remettant radicalement à Lui, en allant au bout de
son épreuve ultime, Abraham a gagné le statut insigne de modèle
prophétique des Nations que Dieu lui accorde dans la Bible et le
Coran.
Il
fonde avec son fils le premier Temple consacré au Dieu unique (la
Kaaba, cube, symbole du fondement solide et l’une des formes
géométriques parfaites, avec le cercle et la sphère 4)
qui deviendra, à l’image de son fondateur, la pierre de touche du
monothéisme universel.
L’un
des enseignements majeurs de cette ultime initiation abrahamique
n’est pas le moindre : toute quête authentique de la Vérité et
de l’Absolu implique des sacrifices.
C’est à la
mesure des sacrifices qui lui sont consenties que le mourid (celui
qui veut et aspire à) peut espérer atteindre cette vérité en la
réalisant lui-même.
En se
dressant face à son père, tout en l’exhortant affectueusement, en
ayant conjointement offert l’amour de son fils (le fils participe
volontairement du don de son existence qui n’est que restitution du
dépôt) à la Source de toute vie, en s’étant résout au choix
toujours douloureux de l’exil de sa propre terre, Abraham s’est
élevé et hissé au rang de père des Nations, a engendré des
multitudes de fils spirituels et s’est établi sur toutes les
terres du monde.
La
vérité comme accomplissement
Ce n’est
pas un hasard si le terme « sadaqta » (Tu as
« authentifié » la vision, en référence au songe,
c’est-à-dire, tu as reconnu sa vérité) est employé dans le
verset 105 de la sourate 37. Ce verbe signifie dire la vérité,
avoir raison ou ajouter foi en quelqu’un.
Mais
sa forme verbale active comporte une connotation plus marquée qui
signifie réaliser et accomplir la chose.
Ce sens se
prête ici parfaitement au cheminement spirituel du prophète/messager
qui a réalisé au cours de ces différentes étapes la Vérité
divine dans toutes ses dimensions (introspective, méditative,
spirituelle, intellectuelle et spéculative, psychologique et
éthique, physique, etc.)
Quant
à sa forme nominale, la même racine signifie offrande volontaire et
spontanée, don gratuit.
L’offrande
est double. Le sacrifice extérieur est avant toute chose un
sacrifice intérieur.
Il est don de
soi, sacrifice de son égo, de ses passions (peur et amour) pour
l’amour de Dieu, c’est-à-dire l’amour de la Vérité vivante.
Toute quête
de la connaissance implique des sacrifices. Les sacrifices sont des
clés qui ouvrent à l’itinérant la voie vers la Vérité.
Elles
en forment les conditions d’accès car toute chose possède ses
conditions et la Vérité a ses droits (autre sens du mot Haqq).
Cet
accès et cette connaissance le conduisent à son tour vers l’amour
de la Vérité, qui n’est plus un élément théorique et abstrait,
extérieur et lointain, une image (idole), mais une chose réalisée
de l’intérieur, vécue et manifeste : une Réalité vivante 5 !
Fouad
Bahri
Notes :
1-Nous
mentionnons alternativement les formes Ibrahim et Abraham. La
première forme pour distinguer les enseignements et les récits
caractéristiques mis en valeur par l’islam et qu’on ne retrouve
pas sous cette forme dans la Bible. La seconde pour valoriser la
dimension inter-religieuse de la figure abrahamique.
2-Certaines
interprétations modernes de théologiens ou écrivains musulmans
témoignent d’un sentiment de malaise. Le récit du sacrifice
bouscule la raison et pousse la conscience à sortir de sa zone de
confort morale.
Pour se
dé-saisir de cette confrontation avec le sacrifice, ces auteurs ont
choisi de se réfugier dans des interprétations profanes
psychanalytiques, alors même que cette discipline ne jouit plus
d’aucune reconnaissance scientifique.
D’autres
ont choisi la lecture ésotérique au troisième degré, qui offre
une certaine rupture avec la trame réelle du sacrifice. Dans les
deux cas, il s’agit d’une démission ou d’une stratégie de
contournement de la pureté divine du Réel qui sous sa forme
radicale brûle toujours les ailes de l’insouciance profane.
Un témoignage
de plus de la volonté contemporaine de sacrifier l’essence et le
sens au profit d’une forme vide de toute signification.
3-Cet aspect
essentiel de l’idolâtrie nous rappelle qu’elle est plus que
jamais pour nous une réalité d’actualité, et non le vestige
oublié d’un passé antique, à l’heure des nouvelles
technologies et de la civilisation de l’image et du son.
4-Sur
le symbolisme de la Kaaba, nous reproduisons cette note de Guénon,
extraite de l’ouvrage posthume Aperçus
sur l’Ésotérisme islamique et le Taoïsme,
éd. Gallimard, 1973. « Cette convergence est figurée par
celle de la qiblah (orientation
rituelle) de tous les lieux vers la Kaabah,
qui est la « maison de Dieu » (Beit
Allah),
et dont la forme est celle d’un cube (image de la
stabilité) occupant le centre d’une circonférence qui est la
coupe terrestre (humaine) de la sphère de l’Existence
universelle. »
5-Haqiqah
signifie
successivement vrai, vérité, réalité et « être apte ou
digne d’une chose ».