Beaucoup
de gens ne servent à rien. Ils n'améliorent pas autrui, et ne sont
pas plus disposés à ce qu'autrui les améliorent. Leur pas sur
cette terre est lourd, leur visage grimaçant. Ils se portent
eux-mêmes comme on porte un fardeau.
Beaucoup de gens ne savent
rien, et comble de l'affront, cette chose même, ils l'ignorent.
Prisonniers de leurs sensations, de leurs habitudes, de leur petite
sécurité, ils ne comprennent guère quelle mauvaise raison devrait
les conduire à sortir d'eux-mêmes pour se tourner ailleurs, dans un
autre sens, pour lever la tête vers le ciel et partir, suprême
blasphème, à la Rencontre avec l'Infini.
Beaucoup de gens ne
croient en rien. Du moins, le croient-ils, dans leur mauvaise foi.
Rien n'est digne de leur croyance, car la confiance se mérite et nul
autre qu'eux-mêmes ne saurait l'inspirer. Incroyants, ils voudraient
qu'on les croit sur parole. Le scepticisme est leur religion et
pourtant, la main sur le cœur, et sur la foi d'eux-mêmes, ils ne
doutent de rien. Éternels apostats que le néant lui-même vomit.
Beaucoup de gens ne voient et n'entendent rien. Rien d'autre que la
portée de leur nez, que le son de leur voix. N'écoutant
qu'eux-mêmes, ils ne saisissent distinctement que l'écho de leur
propre opinion, étant par ailleurs incapables de penser. Toute autre
musique leur est étrangère. Leur regard se perd dans la brume de l’ego et leur parole porte en germe le conflit, comme la nuée
apporte l'orage. Notre silence est une énigme qu'ils redoutent,
notre apaisement, un miroir dont ils craignent le regard. La
conviction les laisse perplexe et la vertu les épuise.
Beaucoup de
gens ne vivent pour rien. Et lorsque par malheur, nous nous
surprenons à les questionner sur le sens de leur vie, peut-être
dans l'espoir d'un sursaut, leurs traits se raidissent, leur vue se
trouble et leurs cœurs frémissent. Nos mots, incompréhensibles,
les traquent comme la mélodie d'un cor de chasse dont ils seraient
la proie. Nos intentions, insoutenables, ont pour eux le visage
défiguré d'un spectre. Vivre ? Pourquoi faire. Exister, c'est
bien assez.
Beaucoup d'Hommes marchent à la rencontre de leur destin
avec l'allure insouciante d'une ombre en sursis. Et ma plus grande
crainte est d'en faire partie.