« Satan
vous fait craindre la pauvreté et vous commande les actions
blâmables ». Coran (2/268).
« L'usage seulement fait la
possession ». La Fontaine.
Il
est une chose des plus détestables que notre société nous enseigne
avec force et efficacité : l'avarice. Nous ne parlons pas de
l'avarice des riches car chacun le sait, il n'est pas de fortune
acquise de nos jours qui n'ait été bâtie dans une large mesure sur
la pingrerie, la retenue impudique, la dissimulation fiévreuse, la
saignée grise des portefeuilles. Comprendre que l'obsession du bien
n'est pas le mobile de l'avare mais seulement la peur, la peur
illusoire de perdre ce qu'il a amassé, la peur de disparaître dans
le vide d'où son ombre l'a fait surgir, explique comment une société
fondée sur la peur a pu engendrer une nation aussi prodigue
d'avares et de cadavres errants, toujours en quête d'une âme à dépecer.
Il est entendu que l'Homme des hautes sphères argentées, que l'on
devine hissé au sommet d'une forteresse couleur de cendre, n'a pas
seulement retenu ses prébendes en les ensevelissant loin du regard
de ses victimes. Il y a bien plus dans le coffre-fort de ces
fossoyeurs du genre humain qu'une montagne de billets, de bons au
trésor, ou d'échéanciers usuraires. Ici gisent, dans le secret des
murs bétonnés, la dépouille de ce qui fut jadis une âme, les
restes nauséabonds d'un cœur humain autrefois nourri par le flux
vivace de l'être. L'avare n'est avare de ses biens que parce qu'il
est avare de lui-même, dans son identification funeste à l'avoir.
Rien de bien surprenant. Autre est le danger auquel nous assistons
quant cette avarice prend possession de l'âme des pauvres, de la
gent modeste, de cette réserve de déshéritées aux rêves
foudroyés, de ces vagabonds aux ambitions déchues, les pieds perdus
dans ce monde mais le regard peuplant les cieux. Que ferons-nous
quand les mains d'ivoires de ces manants à la vertu royale cesseront
de donner ce qu'elles mêmes avaient reçues ? Les riches ne donnent
pas, ils s'enrichissent jusque dans l'aumône qu'ils versent à leur
amour propre. Cela est bien connu : ce sont les pauvres qui donnent car
ce qu'ils offrent, dans le don, à un frère inconnu, à une sœur de
fortune, à un autre Soi, est bien plus précieux qu'une bourse. Dans
cet étrange holocauste qu'aucune raison n'a pu élucider, le pauvre
fait le sacrifice de lui-même pour revivre dans l'âme d'autrui. En mourant à ses attaches terrestres, le gueux revit d'une
résurrection si fracassante qu'elle en exige l'anonymat pour se
garder des regards volés et indiscrets. C'est au fond la seule
richesse que l'esprit consent à conserver car elle ne lui appartient
pas, quelque chose que l'avare n'a jamais connu : la liberté.