lundi 28 décembre 2020

L'éducation

 


L'éducation est un processus de réciprocité qui engage ensemble plusieurs individus. Elle ne consiste pas à transmettre un savoir oral ou théorique de nature moral, par exemple, mais à le vivre soi-même pour celui qui prend la charge de cette éducation. Les élèves ou les enfants écoutent avant toute chose avec leurs cœurs le langage de l'être, ce langage sans fausse note. L'éducation est un processus de réciprocité au sens où par la patience qu'elle exige, elle met à l'épreuve l'éducateur tout autant que l'éduqué. Être confronté à ses échecs en tant qu'éducateur est une charge bien lourde à porter car au final qui éduquera l'éducateur, qui lui enseignera les moyens et les conditions inhérentes à sa charge si ce n'est l'existence elle-même, et derrière son voile, Celui que nous appelons l'Insondable Educateur de l'Homme ? A travers l'éducation que nous prodiguons, nous sommes éduqués et par cette leçon nous nous éduquons nous-mêmes. En islam, le terme de Rabb traduit par Seigneur signifie aussi Educateur, Enseigneur. Le Seigneur est Celui qui nous enseigne qui Il (pronom de neutralité non genré) est et qui nous sommes. L'éducation ne vise pas autre chose.

samedi 19 décembre 2020

Les dangers du théomorphisme


Le souvenir de nos fautes est la vision figurée de l'horreur de nos âmes, le souvenir que nous avons cédé, capitulé, et le sentiment que de cette reddition nous n'accomplirons jamais l'expiation. 

Mais par ce sentiment de damnation nous expions un forfait plus grand : l'illusion de nous avoir cru infaillibles, impeccables, divins. 

Nous sommes des humains et "le meilleur des humains auprès de Dieu est celui qui se repent". 

C'est en reconnaissant notre condition humaine que nous reconnaîtrons et témoignerons de la condition divine et par ce témoignage ferons retour à Lui. 

La fatalité n'est qu'une illusion qui détermine nos actes, l'effet douloureux de notre responsabilité qu'une arrogante ignorance aura détourné. 

Par le retour, et par le retour seulement, nous nous libérerons de toutes ces illusions. 

Mais de quel retour parlons-nous ? 

Il arrive en effet que le théomorphisme mal compris puisse à son tour nourrir les aspirations les plus sombres pour qui l'appréhende par l'âme et la raison, par un point de vue duel qui le conduirait à vouloir devenir Dieu et à se substituer à Lui, si ce n'est en effet, du moins dans ses aspirations cachées, ce qui constituerait là une déchéance suprême. 

Cet état peut advenir lorsque l'on prend connaissance de doctrines en les découvrant d'un simple point de vue extérieur, rationnel, c'est à dire par une instance instrumentale incapable d'en saisir le sens profond, la raison n'étant pas l'intérieur de l'être mais seulement l'une des modalités le reliant, jusqu'à un certain point de vue, au monde extérieur. 

Beaucoup ont été perdus par cette idée fausse que les doctrines ou enseignements religieux changeraient l'Homme et le monde du simple fait qu'on les évoqueraient, les invoqueraient, ou encore par l'exercice d'un effet extérieur qui leur serait propre. 

Les doctrines ne révèlent leurs effets durables qu'en les vivant sur le mode personnel, ce qui ne s'obtient que par un engagement du cœur qui est la voie de l'être par excellence. 

Elles sont les clés d'une transformation de l'être qui ne s'atteint qu'en franchissant l'enceinte sacré de la sincérité, et en s'y plaçant d'une position solide. 

De cette station s'opère le changement et du changement seul les effets subviendront. 

L'approche exclusivement extérieure, rationnelle ou mentale ne fait que nourrir l'hubris de l'Homme jusqu'en faire, selon l'expression coranique, un potentiel taghout (idole, tyran), cet état inférieur ultime qui caractérisait la position tyrannique de Pharaon qui se prit lui-même pour un Dieu sur Terre. 

Ceci explique en grande partie les raisons pour lesquelles ces enseignements sacrés furent au cours des siècles passés dissimulés et réservés à une élite anonyme et invisible, gardiens du temple céleste, une élite qui avait compris qu'elle se devait de protéger les Hommes de l'accès vers une Voie qui pouvait provoquer leur perte irrémédiable, faute d'y avoir été préparé. 

Si nous voulons échapper à cette déchéance suprême, que la destinée de Satan illustre parfaitement, il nous faut saisir en toute conscience notre condition humaine, notre faillibilité, et revenir humblement vers Dieu par un repentir sincère. 

Cette dernière étape est un préalable indispensable pour aborder et vivre in fine cette expérience de Vérité. 

Comment ? 

En investissant l'instance sacré du Cœur et par le recours à ce que nous appellerons une approche graduelle et initiatique de l'existence. 

La Vérité, dans sa modalité suprême, ne dévoile sa majesté, sa profondeur et sa grâce que dans et par le cœur, cette disposition du centre, ce temple de Dieu où la rencontre devient possible, où Dieu se manifeste à nous, où l'Homme revient à Lui, dans cette intégralité primordiale où l'humain s'abolit indéfiniment dans la Lumière de Dieu. 


samedi 28 novembre 2020

L'obstacle

 


Lorsque les Hommes sont confrontés à un obstacle qui leur barre le chemin et les empêche de poursuivre leur route, il arrive souvent que la solution ne soit plus horizontale mais verticale. Il arrive qu'il faille transcender l'obstacle par un acte d'amour, de paix, de générosité, un acte d'esprit qui nous élèvent bien haut au-dessus de l'obstacle, il arrive que l'obstacle ouvre une nouvelle voie plus large, plus vivante car l'obstacle est dans l'Homme.

dimanche 22 novembre 2020

Observez !

 

Voulez-vous savoir si un Homme a de l'éthique ? Observez de quelle manière il traite ses adversaires, vous serez fixés. Un Homme éduqué a de l'éthique divine en lui. Il ne méprise pas ses adversaires, pas même ses ennemis. Il ne sort jamais du cadre qu'il s'est fixé : la justice et rien d'autre. Il maintient ferme le cap du Droit tout en gardant une porte ouverte et l'espoir d'amener autrui à la raison. Maître de soi, il ne devient pas ce qu'il combat. Comment savoir si celui qui vous fait face est un Homme ou l'ombre d'un cadavre ? Observez s'il respecte ses engagements. Observez sa sincérité, observez ses paroles et plus que tout, observez ses silences. Vous le saurez.

dimanche 1 novembre 2020

Mort-vivant

 


Chaque rappel de la mort questionne notre fidélité à la vie, interroge nos actes de vie. Nous sommes-nous montrés dignes de ce présent sans équivalent ? Si nous sommes authentiquement attachés à la Source de vie et non à une banale existence animale faite d'oubli, nous n'avons rien à craindre de la mort car elle ne nous atteint pas. La mort commence son œuvre dans l'oubli du Vivant qui est le Cœur du monde. Cet état ténébreux où le souffle sacré s'éteint un peu plus à chaque nouvelle journée désigne aussi la catégorie de ceux que l'on nomme couramment, dans une certaine littérature, les morts-vivants.


Rester debout


Il y a une véritable crise de l'autorité et de la représentation institutionnelle dans tous les secteurs. Certes, nous entendons ce discours depuis des décennies déjà. Mais il semble que cette réalité devienne si invasive qu'elle en contamine à présent tous les segments de la société. Les critères et les exigences retenus dans le processus de sélection des décideurs sont le reflet d'une décadence inimaginable. L'effondrement auquel nous assistons est réellement insupportable pour les esprits éclairés, les êtres de conscience, les citoyens responsables. Cette chute vertigineuse se manifeste dans les discours, dans les orientations, dans les valeurs (ou l'absence de valeurs) et dans les comportements. "C'est à ses fruits qu'on juge un arbre". Un tel effondrement ne peut que susciter notre honte douloureuse, augmenter notre dégoût primal et provoquer notre rejet le plus viscéral. Où trouver le support d'une refondation sociale plus qu'urgente ? Peut être bien chez les savants, les (futurs) clercs religieux et les artisans. Savoir, savoir-être et savoir-faire. Les politiciens et les banquiers sont une plaie mortelle pour notre société et ce sont eux qui, pour notre plus grand malheur, se partage le trousseau des clés du pouvoir. Remplaçons la politique par le politique, et nous aurons peut être une chance de nous en sortir. Prendre son destin en main implique un sens aigu des responsabilités. Mais en cette époque d'infantilisation des esprits, quel humain aura encore la force d'assumer les siennes ? 


vendredi 30 octobre 2020

La loi des contraires

 

La satiété, loin de nous offrir la satisfaction, provoque l'extension de notre zone de désir. Le manque, lorsqu'il se fait sentir, nous enseigne la valeur du bien que nous possédons par ailleurs. Quant à l'extrême indigence et au malheur, ils nous dévoile la vanité féroce de ce monde, et en nous projetant au plus près de la mort et de la désolation aiguisent, de sa plus haute intensité, la vie qui sommeille en nous. 


In veritas



Ce qui meut l'Homme de science n'est pas la vérité mais la passion de sa possession. Ce désir pousse le savant à poursuivre derrière chaque évidence sa propre soif de puissance. Cette passion de la possession, cette soif de pouvoir a éloigné plus d'un savant vers les sentiers arides du désespoir. La vérité nous enjoint le silence et l'humilité. C'est à ce prix qu'elle pourra se livrer, qu'elle consentira à nous délivrer. C'est pour cela qu'il est dit qu'un Homme ne trouvera la vérité qu'en s'engageant sur le chemin de la paix. Ce qui est difficile pour l'Homme n'est pas tant de trouver cette vérité que de l'accepter, de l'accueillir en lui ouvrant son cœur, de lui sourire et de partir à sa rencontre en lui emboîtant le pas. La vérité ne se possède pas mais s'accomplit. Elle se signale par son humilité et se réalise par son unité.


Esthétique

 

Le puritanisme est une esthétique gothique du clair-obscur marquée par la radicalisation des pôles. Le réalisme moral est un impressionnisme procédant par petites touches. Le puritanisme se conçoit comme un dualisme marqué par un contraste dont il tire sa force. Le réalisme moral, conscient de la globalité et de la singularité des choses, sait faire preuve de patience et de pondération dans son maniement du pinceau. Derrière chaque conception éthique se cache une vision esthétique du monde.


dimanche 25 octobre 2020

Géométrie judiciaire

 


La justice détermine une causalité pénale, la vengeance recherche une responsabilité morale. La première établit une préméditation directe, la seconde s'accommode d'une présomption générale. L'une entreprend la garantie de l'ordre social en sanctionnant les coupables, l'autre à épancher sa propre colère dans une mise en scène intimidante. La justice exige du discernement, de la patience, du sang-froid et de la rigueur. La vengeance se contente de la vraisemblance et par son impatiente agitation et sa quête de bouc-émissaires inaugure de nouveaux cycles d'injustices. La vengeance est anarchique comme une ligne brisée. La justice est ferme comme un cercle.



samedi 24 octobre 2020

L'avarice du pauvre



« Satan vous fait craindre la pauvreté et vous commande les actions blâmables ». Coran (2/268). 

« L'usage seulement fait la possession ». La Fontaine.

Il est une chose des plus détestables que notre société nous enseigne avec force et efficacité : l'avarice. Nous ne parlons pas de l'avarice des riches car chacun le sait, il n'est pas de fortune acquise de nos jours qui n'ait été bâtie dans une large mesure sur la pingrerie, la retenue impudique, la dissimulation fiévreuse, la saignée grise des portefeuilles. Comprendre que l'obsession du bien n'est pas le mobile de l'avare mais seulement la peur, la peur illusoire de perdre ce qu'il a amassé, la peur de disparaître dans le vide d'où son ombre l'a fait surgir, explique comment une société fondée sur la peur a pu engendrer une nation aussi prodigue d'avares et de cadavres errants, toujours en quête d'une âme à dépecer. Il est entendu que l'Homme des hautes sphères argentées, que l'on devine hissé au sommet d'une forteresse couleur de cendre, n'a pas seulement retenu ses prébendes en les ensevelissant loin du regard de ses victimes. Il y a bien plus dans le coffre-fort de ces fossoyeurs du genre humain qu'une montagne de billets, de bons au trésor, ou d'échéanciers usuraires. Ici gisent, dans le secret des murs bétonnés, la dépouille de ce qui fut jadis une âme, les restes nauséabonds d'un cœur humain autrefois nourri par le flux vivace de l'être. L'avare n'est avare de ses biens que parce qu'il est avare de lui-même, dans son identification funeste à l'avoir. Rien de bien surprenant. Autre est le danger auquel nous assistons quant cette avarice prend possession de l'âme des pauvres, de la gent modeste, de cette réserve de déshéritées aux rêves foudroyés, de ces vagabonds aux ambitions déchues, les pieds perdus dans ce monde mais le regard peuplant les cieux. Que ferons-nous quand les mains d'ivoires de ces manants à la vertu royale cesseront de donner ce qu'elles mêmes avaient reçues ? Les riches ne donnent pas, ils s'enrichissent jusque dans l'aumône qu'ils versent à leur amour propre. Cela est bien connu : ce sont les pauvres qui donnent car ce qu'ils offrent, dans le don, à un frère inconnu, à une sœur de fortune, à un autre Soi, est bien plus précieux qu'une bourse. Dans cet étrange holocauste qu'aucune raison n'a pu élucider, le pauvre fait le sacrifice de lui-même pour revivre dans l'âme d'autrui. En mourant à ses attaches terrestres, le gueux revit d'une résurrection si fracassante qu'elle en exige l'anonymat pour se garder des regards volés et indiscrets. C'est au fond la seule richesse que l'esprit consent à conserver car elle ne lui appartient pas, quelque chose que l'avare n'a jamais connu : la liberté.


vendredi 9 octobre 2020

L'amour, forme suprême de l'intelligence

 


L'intelligence est la faculté capable de saisir les liens et les rapports qui unissent toutes choses entre elles. Par cette fonction sacrée, l'intelligence accomplit le principe primordial et divin de l'unité. De ce point de vue précis, nous pouvons considérer l'amour comme la forme suprême de l'intelligence. L'amour n'est pas une force primitive qui provoquerait l'union mais l'effet de l'union, qui n'est pas créée, mais saisie dans sa force première par l'intelligence. 


L'intensité de ce saisissement abolit la relation elle-même au point de nous faire goûter et connaître l'expérience de l'union, qui n'est que la conversion de l'intelligence vers soi ou plus exactement vers sa source, l'Esprit divin. L'amour est donc nécessairement l'accomplissement ontologique de l'intelligence, ce qui va annoncer le chemin et lever chez l'aspirant, qui en est apte, le voile illusoire de la dualité. Il est l'intelligence porté à son degré le plus élevé, ce stade où le saisissement transperce la barrière de la forme et propulse l'esprit dans le territoire inédit de la vie, dans cette expérience singulière qui le conduit de la nuit du monde extérieur vers la clarté intérieure du lieu qui le vit naître : le cœur.



vendredi 18 septembre 2020

Nous autres

La lutte contre le sectarisme, qu'il soit interne ou externe, est une priorité. Pour y parvenir, une condition et trois modalités doivent être réunies. La conscience profonde de la nécessité de cette lutte, seule à même de nous permettre de la mener à son terme, est la condition sine qua non de cet engagement. Mais cette conscience est insuffisante. Elle doit être secondée de la maîtrise de ses propres passions, d'une exigence éthique de l'écoute et de la compréhension, et d'un travail ambitieux mené dans la voie de la connaissance. La première nous libérera, la seconde nous rapprochera, la dernière nous élèvera. Le sectarisme nous suggère de persévérer dans notre identité au prix coûteux d'un abolitionnisme doctrinal généralisé. Loin de ce narcissisme de l'opinion, le processus spirituel, éthique et intellectuel que nous appelons de nos vœux nous transformera et nous enseignera à être nous-même avec les autres, jusqu'à ce que nous puissions dire "Nous autres", c'est à dire "Nous dans l'Autre"




mardi 15 septembre 2020

La contre-révolution laïque


La laïcité implique l'existence sociale d'une pluralité religieuse ou doxastique (relatif à la croyance ou l'opinion) et donc d'un niveau de visibilité minimal de la religiosité sociale (visibilité exprimée dans le langage, dans la pratique vestimentaire, la pratique rituelle, etc).

Le laïcisme qui correspond en réalité à une dominante athée de la laïcité au sens où elle exige de tous les citoyens l'absence totale et complète de référence à Dieu dans l'espace public, de visibilité de cette référence, est une forme déviante qui déplace la totalité du champ politique (polis, cité) vers une extrémité signifiant purement et simplement la disparition sociale et politique de la laïcité, à travers la disparition de cette visibilité religieuse polymorphe.

Dans une société parfaitement homogénéisée sur le plan religieux ou doxastique, il n'y a plus de régime de laïcité concevable.

Le laïcisme est une contre-révolution laïque.

samedi 29 août 2020

Le vrai pouvoir est hors de portée

 


Il appartient à l'essence du pouvoir authentique d'échapper à toutes représailles, de jouir d'une forme d’inaccessibilité qui le rend insaisissable. Le vrai pouvoir est hors de portée car il est occulte par nature. Ce qui est à proximité de votre toucher n'est que succédanés. Pour voir le pouvoir se manifester, il vous faudra l'y pousser, le provoquer, le harceler sans cesse, l'y contraindre et pour y parvenir, vous fondre vous-mêmes dans l'obscurité jusqu'à ramper vers lui. L'anonymat est le véritable privilège des Hommes de pouvoir. La célébrité est une impuissance célébrée, le sort commun de tous les pantins. Frapper au cœur du pouvoir, c'est parvenir à traîner ses acteurs en pleine lumière, à la vue de tous. Cela suffit. La lumière brûle les créatures des ténèbres plus rapidement qu'une pluie de flèches enflammées décochée par une armée d'archers.

samedi 1 août 2020

Ibrahim, destructeur d’idoles et figure héroïque du monothéisme



Dans les mosquées du monde musulman, l’accomplissement de la prière de l’aïd al-adha est suivi d’un prêche de rappel sur le sacrifice, son récit, ses rites et ce qu’il signifie.
Généralement, il est retenu de ce récit le sens coranique de la soumission à Dieu dans sa forme radicale et accomplie.
Dieu inspire en songe à Ibrahim 1 d’immoler son fils.
L’Homme partage ce songe avec son fils et, après avoir constaté sa propre soumission à cette inspiration divine, se prépare à sacrifier son fils.
Au moment fatal, le geste du Messager est remplacé par une offrande sacrificielle de grande valeur dit le Coran.

Ce sens est bien évidemment juste.
Il correspond en tous points au récit de la sourate 37, versets 102 à 108 (as-sâffât).
Mais le rappel qui en est fait ne témoigne pas précisément de la profondeur et de l’intensité de l’épreuve abrahamique.
Le cataclysme intérieur du sacrifice
Ce que l’on peut remarquer de prime abord est la modalité de transmission de l’injonction ou de la mise à l’épreuve divine : le songe.
L’expression coranique « fi manami » indique tout autant le lieu que le temps du repos ou du sommeil.
Cela peut évoquer un songe, une rêverie ou un état latent survenu au moment où Ibrahim se met en marche avec son fils.
Cette modalité de l’inspiration divine a donc transité par l’image vivante, la représentation vivace d’une action suggérée, et non par un commandement oral explicite.
Si le songe est bien une modalité de l’inspiration divine reconnue comme telle par l’Ecriture (al Kitab), sa nature symbolique lui confère déjà une singularité qui la distingue en tant que telle de l’inspiration orale.
Elle témoigne certainement de la pédagogie divine et de la délicatesse face à un ordre qui choque 2 et bouleverse la conscience.



Le songe est aussi ce qui fait songer, penser l’Homme et c’est ce que démontre le récit coranique dans l’appel du père au fils : « Regardes ce que tu y vois » au sens de « Qu’en penses-tu ? ».
Le songe divin a constitué de ce fait une approche appropriée destinée à réveiller en Abraham (Ibrahim) et son fils une interrogation métaphysique profonde.
En ce sens, ce songe qui est chez le prophète un langage divin, est en soi un cataclysme.
En lui inspirant de commettre un infanticide, en lui suggérant de Lui sacrifier sa progéniture, une partie de lui-même, sa descendance, sa postérité, son héritage et son avenir, le songe inspiré met à l’épreuve tout l’édifice de sa foi, toute sa conception personnelle de Dieu, sa confiance en son Jugement et en sa Bonté et tout le fondement de sa morale et de sa connaissance du Bien et du Mal.
Ibrahim, le destructeur d’idoles


C’est assurément un tel cataclysme intérieur qu’Ibrahim a dû affronter et dont il a su admirablement triompher.
Conscient qu’il était éprouvé, empreint d’une certitude et d’une confiance inégalable en Dieu, une confiance fondée sur une connaissance certaine d’ordre spirituelle acquise dans la proximité avec Dieu (al khalil), une connaissance du cœur, Ibrahim et son fils ont fait au cours de ce qu’on appelle le sacrifice, l’épreuve de la prophétie qui est celle de la mise à nu radicale devant Dieu.
Rien hormis Lui ne doit siéger dans le cœur de l’Homme. Le sacrifice a constitué, sous ce rapport, un baptême du feu pour le fils, une confirmation pour le père.
Mais pour saisir le sens de ce sacrifice, il est essentiel de comprendre et de resituer la globalité de la fonction d’Ibrahim, père et fondement des trois monothéismes contemporains.
Ibrahim est le destructeur d’idoles, celui qui met un terme au règne des illusions, des faux-semblants (idole signifie étymologiquement l’image 3, le spectre), celui qui entre en guerre ouverte contre le paganisme et qui a inauguré une ère de défection du polythéisme, qui ne sera parachevée que bien plus tard, par l’apostolat muhammadien.

Les quatre étapes du cheminement abrahamique

Cette fonction a été l’œuvre de sa vie et le Coran rappelle ce qui en furent les différentes étapes, chaque épreuve étant plus difficile que la précédente.
La méditation et l’interrogation profonde ont initié la première de ces étapes.
Abraham s’interroge sur Dieu et après avoir successivement constaté qu’il ne se trouvait ni dans l’astre, ni dans la lune, ni même dans le Soleil, c’est sur la route spirituelle qui mène vers l’Infini qu’il finit par rencontrer son Seigneur.
Cette première étape, cardinale, est celle de l’éradication des germes de l’idolâtrie naturaliste dans son esprit.
Dieu n’est ni un phénomène, ni un astre, ni une chose quelconque.
Il Transcende absolument tout, par essence et par excellence.
L’apostolat exercé au sein de son peuple a été la seconde de ces étapes. Elle inaugure la vie de témoignage du Divin porté par le prophète/messager et se définit par le combat mené contre l’absurdité de l’idolâtrie et du paganisme.
Un combat d’abord mené par la rhétorique sollicitant la raison et le bon sens de ses compatriotes.

L’interpellation verbale ne suffisant pas, face à l’aveuglement de ses pairs, Abraham, joignant l’acte à la parole, détruit les idoles du temple et place l’outil utilisé sur la tête de la principale statue vénérée par son peuple.
Questionné sur sa responsabilité, l’homme recourt à l’ironie en rejetant la faute sur la statue.
Le recours au stratagème et à l’ironie sont les modalités choisies par Abraham pour mettre à nu l’absurdité païenne dans l’esprit même de ses congénères, son père Azar en tête.
Le prix de la vérité
Mais la victoire symbolique de la Vérité sur l’erreur a un prix : le peuple de Ibrahim ne lui pardonne pas d’avoir détruit l’image de ses divinités de marbre et d’en avoir aboli l’illusion.
Les appels du fils au père n’y changeront rien : Ibrahim doit choisir la route de l’exil car « nul n’est prophète en son pays. »
Les attaches au pays natal et au père sont rompues. Ce qui est fondé sur l’illusion et le mensonge est sans postérité.
Une filiation spirituelle est rompue, pour en bâtir bientôt une autre, plus pérenne.
La troisième étape qui finalise la seconde, a été la lutte intellectuelle et spirituelle du Messager contre la tyrannie de Nemrod et de son propre peuple.

Le chasseur biblique devenu roi n’est pas coraniquement nommé sous son nom mais sous sa fonction et sous son ambition démesurée de s’arroger la souveraineté divine.
La confrontation fut en premier lieu intellectuelle.
Dieu est le Maître de la Vie et de la Mort rappelle Abraham à un homme consumé par l’orgueil du pouvoir.
Nemrod (la racine hébraïque de son nom indique le même sens que l’arabe : insoumis, rebelle, obstiné) conteste l’affirmation, et selon une tradition prophétique, pour lui prouver le contraire, amène deux hommes, en fait exécuter un et gracie l’autre.
Dieu fait lever le soleil à l’est et le fait coucher à l’ouest, lui rétorque Abraham, lui suggérant de faire le contraire.
La colère du tyran (en arabe, taghout signifie à la fois idole, tyran – taghiya –, et de manière générale l’idée de dépasser les limites, la mesure, ce qui rappelle le sens de l’hubris grecque) associée à celle de son peuple, conduisent Ibrahim sur un bûcher, épreuve physique et spirituelle s’il en est, dont il sera sauvé par Dieu lui-même (« Ô feu ! Sois paix et fraîcheur sur Ibrahim », relate le Coran).
Le sacrifice du fils : sens et finalités

La dernière étape est donc celle du sacrifice du fils. Après avoir été éprouvé par son père, son peuple, son roi, Ibrahim l’est par son fils.
Ici, l’épreuve consiste à déraciner l’amour du fils pour le replacer à sa juste position de fleur ou de fruit de l’arbre.
La racine est le fondement, l’équivalent du principe spirituel, et cette racine et ce principe ne peuvent être que l’amour de Dieu, ou autrement dit, l’amour de l’Amour, le fruit ou la fleur ne pouvant se substituer à la racine qui les a fait naître.
En s’associant à la décision de son père, le fils obtient par conséquent lui-même le privilège de la racine prophétique qui enfantera d’autres racines.
L’idole filiale est défaite. La seule et authentique filiation est spirituelle car elle ne meurt jamais.  C’est en renonçant à cette filiation temporelle que le Messager la sauva spirituellement.
Cette dernière observation nous amène à rappeler que le sacrifice factice du fils est amené à clore définitivement la pratique idolâtre des sacrifices humains.

Le fils, c’est-à-dire l’enfant, symbolise l’innocence et le substitut final de l’offrande signifie l’interdiction catégorique de tout meurtre sacrificiel, et au-delà, du meurtre des innocents.
Au terme de toutes ces étapes, en complétant son abandon confiant et patient en Dieu, en s’en remettant radicalement à Lui, en allant au bout de son épreuve ultime, Abraham a gagné le statut insigne de modèle prophétique des Nations que Dieu lui accorde dans la Bible et le Coran.
Il fonde avec son fils le premier Temple consacré au Dieu unique (la Kaaba, cube, symbole du fondement solide et l’une des formes géométriques parfaites, avec le cercle et la sphère 4) qui deviendra, à l’image de son fondateur, la pierre de touche du monothéisme universel.


L’un des enseignements majeurs de cette ultime initiation abrahamique n’est pas le moindre : toute quête authentique de la Vérité et de l’Absolu implique des sacrifices.
C’est à la mesure des sacrifices qui lui sont consenties que le mourid (celui qui veut et aspire à) peut espérer atteindre cette vérité en la réalisant lui-même.
En se dressant face à son père, tout en l’exhortant affectueusement, en ayant conjointement offert l’amour de son fils (le fils participe volontairement du don de son existence qui n’est que restitution du dépôt) à la Source de toute vie, en s’étant résout au choix toujours douloureux de l’exil de sa propre terre, Abraham s’est élevé et hissé au rang de père des Nations, a engendré des multitudes de fils spirituels et s’est établi sur toutes les terres du monde.
La vérité comme accomplissement
Ce n’est pas un hasard si le terme « sadaqta » (Tu as « authentifié » la vision, en référence au songe, c’est-à-dire, tu as reconnu sa vérité) est employé dans le verset 105 de la sourate 37. Ce verbe signifie dire la vérité, avoir raison ou ajouter foi en quelqu’un.
Mais sa forme verbale active comporte une connotation plus marquée qui signifie réaliser et accomplir la chose.
Ce sens se prête ici parfaitement au cheminement spirituel du prophète/messager qui a réalisé au cours de ces différentes étapes la Vérité divine dans toutes ses dimensions (introspective, méditative, spirituelle, intellectuelle et spéculative, psychologique et éthique, physique, etc.)

Quant à sa forme nominale, la même racine signifie offrande volontaire et spontanée, don gratuit.
L’offrande est double. Le sacrifice extérieur est avant toute chose un sacrifice intérieur.
Il est don de soi, sacrifice de son égo, de ses passions (peur et amour) pour l’amour de Dieu, c’est-à-dire l’amour de la Vérité vivante.
Toute quête de la connaissance implique des sacrifices. Les sacrifices sont des clés qui ouvrent à l’itinérant la voie vers la Vérité.
Elles en forment les conditions d’accès car toute chose possède ses conditions et la Vérité a ses droits (autre sens du mot Haqq).
Cet accès et cette connaissance le conduisent à son tour vers l’amour de la Vérité, qui n’est plus un élément théorique et abstrait, extérieur et lointain, une image (idole), mais une chose réalisée de l’intérieur, vécue et manifeste : une Réalité vivante 5 !

Fouad Bahri

Notes :
1-Nous mentionnons alternativement les formes Ibrahim et Abraham. La première forme pour distinguer les enseignements et les récits caractéristiques mis en valeur par l’islam et qu’on ne retrouve pas sous cette forme dans la Bible. La seconde pour valoriser la dimension inter-religieuse de la figure abrahamique.
2-Certaines interprétations modernes de théologiens ou écrivains musulmans témoignent d’un sentiment de malaise. Le récit du sacrifice bouscule la raison et pousse la conscience à sortir de sa zone de confort morale.
Pour se dé-saisir de cette confrontation avec le sacrifice, ces auteurs ont choisi de se réfugier dans des interprétations profanes psychanalytiques, alors même que cette discipline ne jouit plus d’aucune reconnaissance scientifique.
D’autres ont choisi la lecture ésotérique au troisième degré, qui offre une certaine rupture avec la trame réelle du sacrifice. Dans les deux cas, il s’agit d’une démission ou d’une stratégie de contournement de la pureté divine du Réel qui sous sa forme radicale brûle toujours les ailes de l’insouciance profane.
Un témoignage de plus de la volonté contemporaine de sacrifier l’essence et le sens au profit d’une forme vide de toute signification.
3-Cet aspect essentiel de l’idolâtrie nous rappelle qu’elle est plus que jamais pour nous une réalité d’actualité, et non le vestige oublié d’un passé antique, à l’heure des nouvelles technologies et de la civilisation de l’image et du son.
4-Sur le symbolisme de la Kaaba, nous reproduisons cette note de Guénon, extraite de l’ouvrage posthume Aperçus sur l’Ésotérisme islamique et le Taoïsme, éd. Gallimard, 1973. « Cette convergence est figurée par celle de la qiblah (orientation rituelle) de tous les lieux vers la Kaabah, qui est la « maison de Dieu » (Beit Allah), et dont la forme est celle d’un cube (image de la stabilité) occupant le centre d’une circonférence qui est la coupe terrestre (humaine) de la sphère de l’Existence universelle. »
5-Haqiqah signifie successivement vrai, vérité, réalité et « être apte ou digne d’une chose ».


Repenser la pratique du sacrifice



L’aïd al-adha commémore un événement religieux qui aura eu un retentissement universel : le sacrifice d’Ibrahim.
Dieu inspira en songe à son Messager de sacrifier son fils. Le Messager, troublé par le songe, consulte son fils. 
Le fils, pleinement convaincu, lui enjoint de faire ce qui lui a été demandé. Au moment fatidique, Dieu substitue un bélier au fils. L’épreuve s’élève au symbole.
Que reste-t-il de ces enseignements ? Pas grand chose. 

L’aïd al-adha est devenue depuis longtemps la fête du mouton, un moment où tels des carnivores voraces nous nous goinfrons de victuailles, de méchouis, de grillades, de bouzelouf, en passant pleinement à côté du sens profond de l’événement commémoré. 

Si ventre affamé n’a point d’oreilles, estomac gavé n’a point d’entendement.

Cette orgie de table est d’autant moins conforme à l’éthique de l’islam qu’elle est elle-même précédée d’une petite apocalypse de ces bestiaux à laine sacrifiés de plus en plus jeunes. 

A tel point que des certificateurs réputés comme AVS ont renoncé à certifier les bêtes de l’aïd, vu leur trop jeune âge. Trop d’agneaux, trop de bêtes, trop de gaspillage… A quoi cela rime-t-il ?

Nous ne remettons pas le rite de l’aïd al-adha en question, nous signalons le fait que ce rite n’a plus de sens pour nous et qu’il convient de lui restituer ce que nous lui avons confisqué, car in fine qu’est-ce que l’aïd al-adha ?
Célébrer l’aïd al adha, c’est se souvenir du geste héroïque de notre père Ibrahim. 
C’est se rappeler, au-delà des apparences trompeuses, la confiance indéfectible qu’un homme et son fils exprimèrent envers la bienveillance et la miséricorde de Dieu.
Célébrer l’aïd al-adha, c’est comprendre que ce monde est illusion, que les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être à première vue et que toute réalité, de la plus insignifiante à la plus importante, se trouve sous la coupe de Dieu.
C’est pour avoir oublié tout cela que l’aïd-al adha est devenue, non pas cette fête de la miséricorde divine qu’elle pouvait être, non pas la fête du geste héroïque abrahamique, ou celle de la patience inexpugnable du fils mais la fête du mouton, c’est à dire la fête du substitut à l’image de tout ce que nous lui avons substitué.
Nous avons sacrifié le sens de cette commémoration pour la consommation d’un mouton.
« Je pense qu’il faut libérer Abraham des carcasses de moutons pour le rehausser dans la force de la foi, là où Dieu nous l’a indiqué dans nos Textes juifs, chrétiens et musulmans. Un niveau plus spirituel, conforme à l’évolution de notre conscience collective », écrivait il y a deux ans mon ami et journaliste Amara Bamba.
Cette pléthore de carcasses qui viennent gorger des congélateurs qui ne savent plus quoi en faire nous appellent sans doute aucun à marquer l’arrêt et à penser le sens de ce que nous faisons.
Il est bien temps de limiter cette boucherie et de procéder différemment. 
En divisant par deux, trois ou quatre le nombre d’immolation, nous pourrions sacrifier avec d’autres (voisins, amis, proches) une seule bête, la partager en deux, trois ou quatre parties, en consommer une part, en offrir une autre.
Cette manière d’aborder le sacrifice serait plus économique biologiquement et financièrement, et plus rentable éthiquement et socialement par la dynamique de partage qu’elle générerait. 
Entre les appels à la profusion et les tentations de l’abolition, il y a une voie médiane. Empruntons-là.
Fouad Bahri



lundi 20 juillet 2020

Fouad Bahri : « L’islam est porteur d’un renouveau de la pensée dont les intellectuels musulmans ne soupçonnent pas l’ampleur »



Que faut-il penser des rapports entre (post)modernité et islam ? Pour Fouad Bahri, journaliste, écrivain et rédacteur en chef de Mizane.info, il importe de définir rigoureusement et préalablement les termes de la problématique avant d’apporter une réponse convaincante à cette question. S’appuyant sur le constat partagé de crise actuelle de la postmodernité, l’auteur propose dans ce texte les prémisses d’une orientation et d’un rôle que l’islam pourrait jouer dans la refonte intellectuelle de la pensée contemporaine.

“Comment définissez-vous les rapports entre l’islam et la modernité ?”

Il y a deux façons de répondre à cette question. La première est descriptive. Elle se veut une analyse des interactions positives ou négatives observées entre ce qu’il convient d’appeler l’islam, et tout ce qui s’y rattache directement, avec la (post)modernité.

Cette réponse descriptive suppose de définir et délimiter le plus clairement possible les termes de la comparaison.

La seconde réponse, de nature plus prescriptive, consisterait à énoncer des souhaits ou des attentes sur ce que devraient ou pourraient être ces rapports. De la première réponse sera déduite très logiquement la seconde.

En fonction des disciplines (sociologue, historien, philosophe, théologien), des profils et des relations de proximité ou de distance, d’empathie ou d’antipathie avec lui, la définition ou l’usage du terme islam revêtira des formes naturellement et relativement diverses.

L’islam désigne, dans cet article, la religion musulmane, ses rites, ses dogmes, ses valeurs, ses principes, ses pratiques, et l’ensemble des idées qui peuvent se déduire de ses Textes fondateurs (Le Coran et la tradition prophétique) et qui ont trouvé des applications plus ou moins fidèles, plus ou moins éloignées, dans le corps socio-spirituel des musulmans (oumma), à travers l’espace et le temps.

Cette définition exclut l’idée d’une identité musulmane 1, notion subjective ou particulière trop étroitement corrélée à son contexte d’énonciation.

Elle exclut également l’idée d’une définition sociologique ou culturelle de l’islam, la première aboutissant à des apories convictionnelles (comme le fait d’y intégrer des athées « musulmans »), la seconde relevant davantage de l’acception d’Islam avec une majuscule, autrement dit à l’apport et l’héritage historique des diverses civilisations, empires et nations musulmanes.

L’anthropocentrisme radical de la modernité
La modernité désigne quant à elle le changement de paradigme qu’a connu l’Europe dans la période historique amorcée entre la Renaissance (par la médiation d’un retour à l’antiquité gréco-latine) et les révolutions modernes (américaine et française), un changement multifactoriel défini comme le passage d’une vision du monde théocentrée à une vision radicalement anthropocentrée obtenu par la médiation d’un processus de sécularisation.

Ce changement de paradigme ne s’est pas fait brutalement et en une seule étape. Il existe plusieurs analyses de ce processus. Certains penseurs ont fait valoir que la modernité était contenue en germe dans le christianisme et représentait le déroulement temporel de sa vision théologique (Gauchet).

D’autres ont soutenu ce que Carl Schmitt a nommé le théorème de la sécularisation selon lequel les concepts de la modernité étaient, sous une forme ou une autre, des concepts chrétiens sécularisés, thèse défendue par Schmitt lui-même dans le domaine juridique, par Karl Lowith pour la philosophie de l’histoire, par Max Weber pour le capitalisme et dans un autre rapport, par Alexandre Kojève pour la science moderne.

Une thèse contestée par le philosophe Hans Blumenberg.

Ce changement du monde ne s’est pas réduit à une modification des mentalités et des croyances mais a produit une refonte complète des institutions sociales, et un bouleversement des rapports à la nature, au monde, à la connaissance, au temps, à la vie.

En ce sens, la modernité est un référentiel, une Weltanschauung qui s’est accomplie dans l’Histoire.

Dans le narratif consacré par les promoteurs de la modernité, ce changement s’est établi à la défaveur de tensions, de violence et de conflit ouvert entre les valeurs cléricales portées par l’ancien monde chrétien et les exigences du nouveau monde profane.

La modernité a été ainsi marquée par le processus d’émergence de l’Etat civil au détriment des monarchies de droit divin et au terme des guerres de religions qui ont embrasé l’Europe à la suite de la Réforme.

Elle trouvera son accomplissement au cours de la Révolution française, avec la création de l’Etat-Nation et l’exportation de ce modèle vers l’Europe par les guerres napoléoniennes et dans le reste du monde par la colonisation.

Sur le plan de la connaissance, la prééminence de la raison sur les vérités révélées a été consolidée, au XVIIe siècle, par l’épisode galiléen, la condamnation au bûcher d’un Giordano Bruno, et la fin du géocentrisme cosmique.

Galilée.

L’homme et la Terre ne sont plus le centre du monde, l’espace est présenté comme infini, la prétention biblique à l’explication du monde est définitivement compromise.

La perte du géocentrisme et de l’idée chrétienne selon laquelle l’Homme est le centre du monde a créé un séisme intellectuel et une angoisse dont l’œuvre de Pascal, mathématicien, philosophe et religieux français, a brillamment témoigné.

Le paradoxe étant que ce décentrement a servi à un renforcement de l’humanisme, cette fois-ci laïc (ou païen) et non chrétien.

L’Eglise s’opposant à la révision du thomisme et des thèses physiques de l’aristotélisme, la religion est devenue dans ce narratif, l’obstacle à une quête de la connaissance fondée sur la suprématie de la raison.


La scolastique et la physique antique, obsolètes, sont reléguées aux archives, le rationalisme cartésien, l’empirisme baconien prennent le pouvoir sur les idées. Cette dynamique se cristallisera au XVIIIe siècle par la philosophie des Lumières qui incarne le zénith théorique de la modernité.

Il est impossible de poursuivre en quelques lignes le résumé d’un processus à la fois pluriséculaire et polymorphe.

Ce qu’il faudra pourtant retenir au-delà des variables contingentes est la permanence d’une constante nucléaire : la déclamation protagorasienne de l’Homme mesure de toutes choses, ou plus fondamentalement encore celle de l’Homme prométhéen émancipé de la tutelle divine (le modèle faustien en est la formulation chrétienne), ont fourni à la modernité son leitmotiv.

Quelles qu’aient été les formes et les conceptions de la modernité, toutes ont consacré à un degré ou à un autre la mise au ban de la religion de tout ce qui relevait désormais de la politique, de la connaissance, de la législation, de la philosophie, de l’histoire, etc.

Les limites de la postmodernité
Il est néanmoins indispensable de souligner deux autres points : la modernité a été elle-même remise en cause dès la fin du XIXe siècle par toutes sortes de philosophes et de courants de pensées idéologiques.

Les idées communistes établirent le caractère d’exploitation inhumain du capitalisme, de sa vision libérale, et les deux guerres mondiales, les camps de concentration nazi, la violence systématique des idées et les atrocités commises par les régimes totalitaires achevèrent pour leur part de démontrer le danger des conceptions fondées sur un ultra-rationalisme déconnecté des réalités humaines, de l’éthique et de la sacralité de la vie.

L’évaporation du mythe du progrès et le pessimisme philosophique firent progresser le nihilisme.

La croyance en une vérité objective a été remise en cause (déconstruction), la mort de l’humanisme a même été décrétée et une forme de relativisme moral sur fond de triomphe planétaire du consumérisme s’est installée.

Tous ces éléments et d’autres ont fourni les ingrédients d’une postmodernité ou modernité en crise dont nous ne sommes pas sortis.

On ne peut sortir d’un cadre de pensée que pour aller vers un autre et la libération d’un paradigme ne peut être portée que par la force d’une vision alternative. C’est précisément la place et le rôle que l’islam pourrait, selon nous, jouer dans cette affaire.

De ce point de vue, la modernité a donc déjà vécu et la question préliminaire pourrait sembler anachronique. Elle l’est en un certain sens, mais en un certain sens seulement.

L’arrière-plan nucléaire est demeuré le même, bien que le rétrécissement de l’horizon intellectuel se soit intensifié par des sciences humaines gangrenées par la division du travail, l’atomisation de la connaissance et la perte intellectuelle du sens global.

Tiraillé entre les visions qui pensent l’Homme comme un animal et celles qui annonce son dépassement vers un surhomme bio-technologique (transhumanisme) l’Homme postmoderne voit paradoxalement son autonomie humaine remise en cause par le développement de ses propres postulats portés à leurs extrémités et que la modernité contenait en germe 3.

Le second point rejoint notre remarque sur la caducité relative des débats sur la modernité.

Une simple observation nous amène à penser que, en dehors des études historiques, la question de la modernité relève d’un passé révolu 4 ne trouvant plus son espace de discussion qu’au sein des débats relatifs à la question de la place, du retour et de l’influence du religieux à l’époque contemporaine.

En ce sens, les discussions souvent polémiques autour de l’islam ont joué un rôle de premier plan autour de cette sectorisation.

C’est ainsi que pour les élites européennes hostiles à la présence des musulmans ou inquiètes de leur influence, l’ancrage légitime de l’islam ne sera possible qu’après un aggiornamento préalable et un passage par le filtre purificateur de la modernité occidentale (individualisme, laïcisme, subjectivation de la foi, dé-communautarisation, sécularisation complète des institutions et des individus, etc). 

Cet aggiornamento établissant le signe discriminant entre une modernité endogène (la modernité occidentale) et une modernité exogène (la modernité occidentale imposée au modèle islamique).

Une première lecture mènerait donc logiquement à postuler la tension et la conflictualité irréversible entre islam et (post)modernité, conflictualité d’une certaine façon inhérente à leur identité conceptuelle respective.

Défendre la possibilité d’un rapport apaisé et constructif entre islam et (post)modernité, sans modification de leurs paradigmes, ne pouvant relever dans ces conditions que de l’illusion et du vœu laïc pieux.

L’islam et le nouveau paradigme de la connaissance

Faut-il pour autant en rester là ? Tout dépend du jugement qui sera porté sur la valeur de la postmodernité, sur l’appréciation et le positionnement qu’il faut avoir sur ses résultats, sur ses présupposés et sur les finalités que l’Homme est en droit de postuler pour lui-même.

En ce qui nous concerne, les développements et les résultats idéologiques, sociétaux, et écologiques de la (post)modernité parlent d’eux-mêmes et se passent de tout commentaire : anthropocène, nihilisme, aliénation technologique, déclin général de la pensée, dislocation des identités, scepticisme radical en matière de connaissance, etc.

Quant au rôle et à la place de l’islam dans cette équation, ils dépendent également des positionnements et des orientations en vigueur et de leur champ d’application, la question ne se posant pas dans les mêmes termes ou selon la même perspective en Europe ou dans le monde musulman.

Ajoutons que cette question des rapports entre islam et (post)modernité a déjà été largement sur-investie sans qu’aucune réponse satisfaisante n’ait été pour autant formulée, la plupart des avis plaidant pour une modernisation de l’islam, une islamisation de la modernité ou l’affirmation stérile d’une irréductible inconciliabilité entre eux, sans autre forme de proposition.

Ce rôle ne sera rempli qu’au moment où nous serons parvenus à recréer une approche théocentrée de la pensée, de la pratique et de la vie contemporaine par la médiation eidétique d’un arrière-plan théiste, ce qui implique un retournement complet de la perspective contemporaine.

On ne doit néanmoins pas perdre de vue que les principales lignes de fractures entre islam et (post)modernité sont situés sur les terrains suivants : théocentrisme radical/anthropocentrisme exclusif, morale personnelle et sociale/libertarisme individuel et social, perspective spirituelle et transcendantale/ clôture immanente et réductionnisme matérialiste.

En philosophie comme en science de la nature, le fossé conceptuel et ontologique sur ce qu’est l’Homme parle de lui-même : l’Homme est une créature physique doté de l’esprit divin/l’Homme est un animal accidentel et pur produit du hasard évolutionniste.

Il est néanmoins difficile d’admettre, même pour les plus ardents défenseurs de la (post)modernité, que la décomposition générale observée soit satisfaisante, ou seulement tolérable.

Un changement de vision semble inévitable, ce qui ne signifie pas encore qu’il soit imminent ou prévisible, aucun système de pensée ne pouvant produire les conditions nécessaires à son propre dépassement.

Un paradigme a toujours une histoire, un contexte d’énonciation, un champ d’extension théorique et pratique bien défini.

Toutes ces caractéristiques mentionnées fixent les limites naturelles et marquent les frontières indépassables de cette conception du monde.

On ne peut sortir d’un cadre de pensée que pour aller vers un autre et la libération d’un paradigme ne peut être portée que par la force d’une vision alternative.

C’est précisément la place et le rôle que l’islam pourrait, selon nous, jouer dans cette affaire.

Ce rôle ne sera véritablement rempli qu’au moment où nous serons parvenus à recréer une approche théocentrée de la pensée, de la pratique et de la vie contemporaine par la médiation eidétique d’un arrière-plan théiste, ce qui implique un retournement complet de la perspective matérialiste et naturaliste de la pensée et de la psyché contemporaine européenne. « A Dieu appartient l’Orient et l’Occident. Où que vous vous tourniez, là est la face de Dieu » وَلِلَّهِ ٱلْمَشْرِقُ وَٱلْمَغْرِبُ ۚ فَأَيْنَمَا تُوَلُّوا۟ فَثَمَّ وَجْهُ ٱللَّهِ (Coran, S2, V115).

Une révolution paradigmatique de cette nature ne signifierait pas le retour à une quelconque forme de totalitarisme religieux opéré par la formulation d’une doctrine messianique fusse-t-elle sécularisée, qui disqualifierait et jetterait le temporel dans le registre des pertes et profits théologiques.


Le retour à un théocentrisme de la pensée ne doit pas non plus nous enfermer dans des catégories qui ne font que manifester sa réalité et non la figer ou la circonscrire.

En ce qui nous concerne, ce retour passe sur le plan intellectuel par au moins trois niveaux et une fonction : un fondationnalisme (principologie), une onto-sémiologie et une téléologie 5 ouverte au service d’une fonction symétrique de la religion (créer les conditions d’un point de rencontre axiologique entre verticalité transcendantale et horizontalité historique).

Ce retour implique également la restauration d’un humanisme d’inspiration prophétique. Telle est l’ambition affichée de notre entreprise de pensée 6.

Cette tâche laborieuse, audacieuse et que la plupart jugeront improbable a, pour ces raisons mêmes, toutes les chances de succès.

L’islam est conceptuellement porteur d’un renouveau philosophique, ontologique, éthique et métaphysique de la connaissance et de la pensée dont les intellectuels musulmans eux-mêmes ne soupçonnent pas toujours l’ampleur (قَدْ جَآءَكُم مِّنَ ٱللَّهِ نُورٌۭ وَكِتَٰبٌۭ مُّبِينٌۭ « Une lumière de Dieu est venue vers vous ainsi qu’un Livre édifiant », Coran, S5, V15).

Un renouveau de cette nature implique, pour ce faire, un engagement créatif en faveur de la connaissance et une dynamique spirituelle capable de porter un tel effort révolutionnaire.

Mais révolution ne signifie pas recommencement. Et dans le domaine politique comme dans celui des idées, un nouveau cycle ne s’accomplit pas sans annonciateurs (révolutionnaires).

Cette opération de la pensée et de la pratique serait certainement vouée à l’échec si elle n’était pas elle-même précédée d’une méditation profonde sur l’expérience de la modernité européenne, sa genèse, son sens, ses finalités, les causes de ses succès et les raisons de sa faillite.

En ce sens au moins, la modernité est pourvue d’une positivité épistémique que même une lecture pérennialiste 7 ne pourra lui refuser.

Une révolution ne peut faire l’économie d’une réflexion aboutie qui intègre les erreurs et les excès du christianisme institutionnel et ecclésial sur la vie sociale et intellectuelle de l’Europe.

La condamnation du dogmatisme en matière de connaissance et l’intolérance en matière religieuse, en font partie.

Tout comme la réflexion sur une gestion éthique réaliste des divergences, la question du rapport entre foi et raison, vérité et violence 8, et le respect de la liberté de conscience, notion qui n’est pas réductible à la modernité.

Sur ce dernier point, il conviendra de discerner, sur les questions religieuses, entre ce qui relève du régime de vérité des croyances, du régime de liberté de conscience (adhésion personnelle à la croyance) et du régime de gestion légal et publique des manifestations de la foi.

Tous ces éléments et d’autres devront, d’une manière ou d’une autre, être intégrés à la réflexion radicale que nous espérons et à laquelle nous appelons.

Fouad Bahri

Notes :

1-On voit toute la difficulté soulevée par cette notion d’identité musulmane. Sa portée générale est contredite par les spécificités doctrinales des courants musulmans. Le contenu de l’identité musulmane n’étant pas exactement le même pour un sunnite que pour un chiite, pour un juriste (déformation professionnelle oblige) que pour un spiritualiste, etc. Soulignons que pour cette dernière catégorie, la notion d’identité qui renvoie à l’identité avec le Transcendant (les états spirituels décrits par le tassawuf rendent compte à différents degrés de cette communion identitaire ou effacement/sublimation dans la Divinité) revêt un sens ontologique et métaphysique d’une portée exceptionnelle qui déborde les limites sociales de la notion courante d’identité. L’identité musulmane existe donc mais sa polysémie rend son emploi problématique.

2-Nous considérons que la modernité et la postmodernité sont deux étapes ou deux rapports successifs du même paradigme, la première désignant sa phase ascensionnelle et positive (la modernité) quand la seconde marque sa phase négative de remise en cause radicalement critique (la postmodernité). On peut aussitôt s’interroger sur le fait que la postmodernité soit réellement porteuse d’une fonction paradigmatique dès lors qu’elle ne propose aucune vision alternative du monde se contentant de critiquer les théories alternatives, passées ou présentes.

3-C’est toute la difficulté de penser le rapport instable de la postmodernité avec l’Homme, relégué à la fonction de passerelle vers le Surhomme par Nietzsche, décrété mort par Foucault, et fantasmé comme « Immortel » bio-humain par les transhumanistes. La restauration d’un humanisme théophanique sera l’un des enjeux d’une contribution islamique.

4-C’est en substance le sens des propos du penseur et fondateur de l’école de Cambridge Quentin Skinner : « La génération actuelle a renoncé à parler de modernité, ce qui me semble, dans l’ensemble, être un bénéfice. Nous sommes aujourd’hui habitués à l’idée que nous vivons à l’ère post-moderne. » https://laviedesidees.fr/Ce-que-la-philosophie-veut-dire.html En 1949, dans son ouvrage phare Histoire et salut, le philosophe Karl Löwith écrivait ces mots à propos de l’histoire : « Nos concepts sont devenus trop faibles et trop obsolètes pour que nous puissions espérer prendre appui sur eux. Nous avons appris à attendre sans espérer, « car l’espoir serait l’espoir de l’inverse » ».

5-Même un philosophe de la technique comme Bernard Stiegler a reconnu la nécessité de revenir à une forme de téléologie en philosophie et l’erreur qu’avait consisté son abandon.

6-Ces points seront rediscutés dans la seconde partie de l’article.

7-En référence à la philosophie pérennialiste ou sophia pérennis ou encore l’école traditionnelle développée par Guénon, Schuon et tous leurs successeurs.

8-Le procès malhonnête que des intellectuels athées ou anticléricaux font à la religion qui aurait été le plus grand facteur de violence ne résiste pas aux faits historiques. Non pas que la religion n’ait pas été prétexte à des violences et des guerres sanguinaires, ce que nul ne peut historiquement contester. Mais les idéologies athées du XXe siècle ont fait largement pire en bilan de meurtres et d’atrocités. La violence est en l’Homme et peut revêtir toutes les formes auxquelles il consentira. En gardant à l’esprit cette remarque, nous soulignerons que les religions ont manifesté dans leurs histoires respectives des positions parfois communes ou proches, et souvent divergentes ou contradictoires. La relation entre foi et raison relève de la seconde catégorie tel que ce rapport a pu se manifester positivement dans les premiers siècles de l’âge d’or civilisationnel de l’islam et l’influence que ce développement aura dans la Renaissance européenne. Sur l’intolérance, le constat diffère selon l’époque et le lieu. Etant donné l’ampleur spatiale et historique de l’Islam, il sera donc toujours possible de soutenir des exemples historiques de tolérance ou d’intolérance, de dogmatisme ou de rationalisme. Les développements contemporains d’un laïcisme en France ont néanmoins rappelé, là-encore, que l’intolérance et l’exclusion pouvaient se draper des meilleurs sentiments inspirés par la modernité en crise.