Passe
ton chemin car il n'y a pas de place, en ce lieu, pour deux soleils.
Tu aurais dû le savoir. Lorsque deux
astres se croisent, l'univers court à sa perte. La collision de deux
étoiles vivantes ignore les douceurs d'une rencontre lumineuse et
pleine de promesse. La loi d'un soleil lui enjoint de faire le vide
autour de lui, ce vide que viendront remplir, tour à tour, météores,
comètes et galaxies. Pour communiquer, deux soleils doivent être
séparés d'un océan de ténèbres. C'est à cette condition que la
lumière peut nous parvenir et c'est par elle que nous vivons. Les
soleils n'ont rien à partager et tout à offrir. La suprême
solitude, tel est le destin glacial d'un oeil rouge. Le soleil ne se
déplace pas. Le soleil règne en sa demeure et tout vient à lui par
la grâce cosmique de ses rayons. Aujourd'hui, tu as violé cette
loi, à tes dépens. La rencontre entre deux soleils marque
l'extinction d'un monde, et cette fin est sur ton chemin.
mercredi 29 mai 2019
mardi 28 mai 2019
Le devoir d'être naïf
On
suppose à tort que la naïveté est un défaut, une imperfection de
l'âme, le signe d'une immaturité psychologique et d'un manque
criant d'expérience. C'est ignorer ce qu'est véritablement la
naïveté et les vertus qu'elle seule confère au naïf, car à tout
bien considérer, la naïveté n'est pas autre chose qu'une
magnifique opportunité de connaître les Hommes pour ce qu'ils sont
réellement. La naïveté consacre le choix de la confiance
ontologique envers son prochain et par cette grâce distinctive se
voit attribuer la faculté du discernement entre le vrai et le faux.
Le naïf peut accéder à cette connaissance parce qu'il l'a accepté
en lui-même, parce qu'il a su accueillir l'autre tel qu'il est, et
ce dans l'indétermination de toutes ses possibilités. De cet
accueil sincère, qui est cueillette et saisie des cœurs, se trouve
le secret gnostique de la naïveté que saisissent les initiés et
qu'ignorent définitivement les sceptiques, dont le cœur voilé ne
peut plus distinguer ni la vérité, ni la fausseté des Hommes.
Par
cette disponibilité ontique qu'ils reçoivent directement de Dieu,
les naïfs se distinguent des autres et cette distinction les
désignent comme les messagers naturels de l'évidence, les
portes-voix attitrés et inspirés de la Vérité. Mais cette
qualification a un coût. La mise à nu de soi implique une prise de
risque que seuls les endurants peuvent offrir au monde. La confiance
élémentaire qui les anime leur en accorde en quelque sorte le
privilège insigne. Il fut un temps où cette vertu était connu des
sages. En ces temps troubles où la mort spirituelle plane et
surplombe, tel un vautour, nos têtes courbés vers le sol, ce savoir
a été oublié. Les naïfs sont les témoins proches de nos
lointaines origines et à ce titre, les hérauts de notre avenir. Ils
forment, de notre race déchue, l'avant-garde éternelle.
lundi 27 mai 2019
Si vis pacem, para bellum
« Si
tu veux la paix, prépares la guerre », nous disent les
Romains. Cette maxime a été mal comprise. On a ignoré le fait
qu'elle ne désignait et ne pouvait désigner que la paix extérieure,
c'est à dire la non guerre. Or il y a très loin entre l'état de
non guerre et celui de la paix, cette dernière ne pouvant se vivre
que de l'intérieur. La paix est un état (hal) du cœur qui irradie
et atteint autour de soi toute manifestation de vie, qui impose
naturellement et sans coup férir à ses hôtes, l'harmonie, la
tranquillité, l'apaisement et la sécurité, toutes caractéristiques
définissant ce qu'on appelle la paix. Atteindre la paix est une
exigence qui commence et finit en Soi. L'autre n'y peut rien, ni en
bien, ni en mal. Devant la sérénité de l'esprit, les épées
capitulent. La station de la paix authentique qui est la Grande paix
divine (as-sakina) nous libère de toute forme d'adversité, de tout
ennemi, de toute crainte. Cette station consacre la victoire contre
les incendies de l'âme. Elle sanctifie la présence spirituelle et
témoigne de l'élévation humaine hors de l'emprise des passions.
Ici, il n'y a plus ni menace, ni rancoeur, ni folie. Ni vanité. Il
n'y a plus que le céleste Visage de Dieu devant qui tout s'abolit.
dimanche 26 mai 2019
Cantique du soir
Contre
ceux qui veulent éteindre la lumière, contre les faiseurs de
ténèbres, contre tous les fils de l'Abomination, deviens le Feu
sacré, destructeur et infranchissable de la Limite afin que leur
propre douleur puisse éclairer la vraie nature de leur projet.
Contre les incendiaires du Siècle, les Nations d'esclaves, contre
tous les adorateurs de la passion et face aux païens du Nouveau
monde, sois le déluge ravageur, salvateur de la Vie, et du limon des
cendres transfigurés, abreuve la Terre. Rappelles-toi qu'il y aura
« beaucoup d'appelés mais peu d'élus ». Souviens-toi
que la Lumière suffit à la lumière et qu'aucun arbre, rocher ni
aucun autre obstacle n'empêchera jamais le fleuve de remonter le
cours de son lit.
jeudi 23 mai 2019
Manifeste pour un islam radical
L’extrémisme
postule l’extrémité immédiate de sa destination par l’abolition
expresse de l’espace intermédiaire qui l’en sépare, résiliant
par-là même sa condition de possibilité qui est l’humanité
présente. La radicalité est, tout bien considéré, l’exact
contraire. Le retour aux racines est un retour au fondement, au
principe, à ce qui est premier.
La
radicalité consiste pour l’homme à revivre dans le champ indéfini
de la conscience, cette contemplation originaire du surgissement de
l’être dont il constitue l’une des manifestations pour en
accomplir le principe, la modalité essentielle.
Pour
en dévoiler également la lumière et le souffle, occultés par des
siècles d’éloignement volontaire, d’égarement méthodique, et
de renversement habilement escamotés par des montagnes de ruse
dressées par la négativité historique de la modernité.
A
travers cette expérience revivifiante vécue sur le triple mode du
saisissement sémantique, de l’intuition psychologique et de la
perception spirituelle, la radicalité réconcilie l’Homme avec
lui-même en rétablissant le chemin qui l’a conduit vers sa
condition présente, qui est une condition de crise, de disharmonie
patente, fruit elle-même d’une tension violente, insoutenable et
d’un conflit permanent suggérant une résolution profonde, un
retour, un dépassement.
Un
dépassement acquis par la médiation d’une réhabilitation
authentique de l’être originaire obtenue par la grâce lumineuse
du renouement, du resurgissement devenant condition pour l’Homme de
son renouvellement.
Ce
renouvellement de l’homme revivifié dans son principe, qui est un
principe spirituel de vie, le rétablissement de l’unité d’une
conscience mise à mal et comme déviée par la diffraction de
l’obstacle constitué par l’occultation, et le rétablissement du
sens, propre à permettre le retour à la voie naturelle et à
garantir la réussite de la migration, sont autant de
caractéristiques définissant l’Homme radical.
L’extrémiste,
par l’ivresse de sa détermination et par l’immédiateté
frénétique de son exigence, perd définitivement toute possibilité
de ré-accomplir sa destinée et de retrouver le sens originaire de
l’unité de l’être dont il participe à un moindre niveau en
tant qu’humain, car rien n’est plus éloigné de la racine que
l’extrémité.
La
vérité peut être trouvée au centre, et non aux extrémités, car
le centre est l’unique position pouvant offrir la plénitude d’un
accès immédiat à la perspective globale du Réel. L’extrême
éloigne et provoque la chute et le déséquilibre de ceux qu’il
attire en les décentrant de leur position axiale.
L’extrémisme
contrarie donc toute perspective de paix ontologique qui est,
simultanément, la voie et la destination de l’homme radical
réconcilié avec lui-même 1.
La radicalisation : approches anglo-saxonnes et françaises
A
la lumière de ce recadrage sémantique, il apparaît que les
définitions anglo-saxonnes et françaises 2 du
terme de radicalisation s’apparentent bien à une déformation
linguistique.
« Préconiser,
perpétrer, préparer (…) une violence motivée (…) par
l’idéologie pour faire progresser des objectifs sociaux,
économiques et politiques » est la définition de la
radicalisation proposée par l’Agence des Etats-Unis pour le
développement international.
Une
robe terminologique dans laquelle le capitalisme pourrait aisément
se glisser. Pour le ministère du développement international du
Royaume-Uni, la radicalisation est « l’utilisation et la
promotion de la violence à l’encontre de civils, en vue de réparer
des torts, réels ou perçus, qui constituent l’assise d’identité
collectives exclusives de plus en plus marquées ».
Une
définition qui pourrait tout aussi bien correspondre à certaines
campagnes féministes violentes type Femen ou anti-manspreading.
Au
ministère de l’Intérieur français, la radicalisation se
distingue en quatre formes. La radicalisation identitaire désigne un
processus d’exacerbation d’une identité ethnique ou
ethno-religieuse menant à une rupture avec la société.
La
radicalisation religieuse, plus insidieuse, ne serait rien moins que
l’adoption exclusive de grilles de lecture de pensée religieuse
menant à des formes d’obscurantisme et d’intolérance. Dans
cette continuité, la radicalisation cultuelle exprimerait une
visibilité religieuse en décalage avec la société, présentée
comme un extrémisme.
La
dernière forme de radicalisation, politique, indiquerait la mise en
œuvre d’un processus révolutionnaire de contestation
démocratique.
A
l’exception de la dernière définition qui indique bien un retour
aux sources, un re-commencement, une ré-volution, les autres
définitions ne constituent ni plus, ni moins qu’une tentative de
détournement de fond sémantique. L’objectif consiste à faire de
la radicalité un synonyme du terrorisme et de l’extrémisme.
Ce
dévoiement bien huilé du sens de la radicalité permet à ses
auteurs d’accompagner leurs auditeurs, par la médiation d’une
glissade répétitive mais contrôlée, vers le chemin menant à la
Bête.
Le
Mal, nous content-ils, n’est pas à l’extrémité mais à la
racine (radical signifie « relatif à la racine, à l’essence
de quelque chose, qui concerne le principe premier, fondamental, qui
est à l’origine d’une chose, d’un phénomène »,
définition du Centre national de ressources textuelles et
lexicales).
Cette
perversion terminologique de la radicalité consiste donc, comme
toute perversion, à détourner la nature d’un mot, d’une idée,
d’une valeur, vers une forme corrompue, maligne, pour amalgamer par
la suite cette forme déviante à la racine censée l’avoir
enfanté.
Les racines de l’islam : Iqra
Quelles
sont au juste les racines de l’islam ? Pour le savoir et pour
le comprendre, il nous faut prendre le temps de nous pencher
attentivement vers l’objet de notre recherche et pour se faire,
nous retrancher en nous-mêmes.
La
saisie attentive et la pensée authentique de ce qu’ont été les
commencements de l’islam ne peuvent se faire au détour d’une
simple lecture, d’une cogitation oisive de l’esprit ou des
contraintes inhérentes à l’écriture d’un article, aussi
ambitieux soit-il.
C’est
bien une toute autre démarche que cette exigence du questionnement
profond, qui appelle à une herméneutique du témoignage (ashahada),
requière de notre part.
Le
premier mot divin à avoir été révélé au Prophète (PBDSL),
« Iqra », lui enjoint de réciter, de prononcer à voix
haute le Verbe divin. Avant toute chose, comprenons que le
destinataire du Coran n’est jamais singulier. Lorsque Dieu parle au
Prophète, Il ne parle pas qu’à lui.
Par
la médiation de l’Esprit saint, Dieu s’adresse à Muhammad et
par la médiation du Messager lui-même, c’est toute l’humanité
qu’Il convoque. L’injonction est donc plurielle et trace le
chemin qui mènera la Parole vivante du Kalâm jusqu’à la marque
ultérieure mais signifiante du Qalam.
Ce
chemin dévoile d’ores et déjà toutes les étapes qui conduisent
le Verbe et l’Esprit qui l’anime, de son surgissement intérieur
depuis les entrailles sacrées du cœur vers le monde extérieur, par
la grâce de la Voix et à travers la traversée opaque des gorges
profondes.
De
ce périple vivant de la Voix, se dessine de nouvelles orientations,
de nouveaux horizons. Le surgissement aérien (élevé) du Verbe
prédispose l’Esprit divin à forger et marquer le monde de son
empreinte, sa signature : l’écriture. Mais l’écriture
comme support de la manifestation du Verbe ne clôt pas le cycle de
l’irruption et de l’éclosion du Verbe.
Par
la médiation de la lecture et de la saisie eidétique (du grec
eidos, idée), le Verbe retourne au centre de l’être qui lui a
servi de refuge, dans le siège matriciel de la Vie et de la Pensée,
avant d’exercer un nouveau souffle, et d’inaugurer un nouveau
cycle de manifestation.
Le
Prophète ne sait pas lire. Soit. Cette ignorance conditionnelle le
prédisposait donc à devenir le support privilégié d’une
réception fidèle, la Tablette purifiée où le Qalam pouvait
s’imprimer, le Vase désigné où le Verbe a pu s’écouler,
s’accumuler, et se répandre jusqu’à nous.
S’il
ne peut lire de l’extérieur, Muhammad lit très clairement au fond
de son cœur et dans le monde car il sait voir. Un état ontologique
prophétique qui a ainsi autorisé le penseur Seyyed Hossein Nasr à
établir une analogie symbolique entre la virginité mariale et
muhammadienne 3.
L’élévation
du Kalam
« Iqra ».
Récite donc, c’est-à-dire élève toi, par la voix, jusqu’aux
exigences et à la rectitude du Verbe, pour que la voix te conduise,
et que le Verbe te guide sur la Voie. Par la voix, l’esprit se
fraie un chemin jusqu’au monde.
Le
« Iqra » nous enjoint de proclamer le Verbe à la face du
monde pour qu’il se souvienne, pour qu’il se remémore ses
origines et se résolve à entrevoir le chemin initiatique du Retour.
Telle est sa radicalité. Mais la proclamation dont il s’agit ici
ne prend pas appui sur les surfaces arides de la rationalité
mutilée.
D’où
peut donc bien s’élever la Voix qui porte en elle le souffle du
Kalâm ? La Voix, comme récitation, est haute et éclatante,
mais sans éclats de voix, car c’est du cœur, ce cratère d’où
surgit l’esprit, qu’elle puise sa racine, depuis ce fonds
originel où réside le Kalâm dans sa conservation, qui est son lieu
de mémoire et de saisie par le cœur.
Mais
sans audition, point de conservation. L’audition nous offre au
préalable les conditions d’une vision intérieure, une impression.
Elle nous ouvre les portes de l’entrée dans le territoire de la
mémoire. L’écoute attentive et profonde va encore bien plus loin
dans la contemplation du Verbe, et toute contemplation inaugure une
réalisation.
« Parle
pour que je te vois » aurait dit un jour Socrate à un homme
qui s’affublait de son apparence devant lui. Il y a ici, et sous ce
rapport, parfaite analogie entre Kalâm et Qalam, audition/réception
de la Parole et entendement/saisie du Verbe.
Grâce
à l’audition/saisie du Verbe par le cœur, s’accomplit en
l’Homme la condition de possibilité ultérieure d’une élévation
par la Voix (Kalâm) et par l’Ecriture (Qalam) 4.
Par
son élévation, la voix de l’Homme nous fournit une indication
sûre. Elle devient transmission du discours décisif, c’est-à-dire
déjà en germe, partage et lien avec l’Autre. La voix transmet le
Verbe et par son souffle, expose, car dire c’est montrer et
dévoiler un pan de l’esprit. Réciter avec hauteur le Verbe élève
l’Homme à la participation du dévoilement divin, comme
manifestation.
Cette
récitation rend visible l’essence de la Parole présente dans
toute chose et qui n’est que l’expression de la Volonté divine
illustrée par le Koun coranique ou Kalâm existentiateur. La
récitation est le déploiement et le déroulement du Verbe animé
par le Souffle, dans le monde du cœur et de la pensée car la pensée
est l’expression du Divin (Allah) en l’Homme.
Le
« Iqra » élève l’Homme vers les hauteurs d’une
position apte à lui permettre de saisir la quintessence du monde.
Mais cette ascension radicale a ses conditions.
Elle
n’est possible qu’à ceux qui ont fait l’effort de se purifier
de leur rapport superficiel au monde et à eux-mêmes. Ceux qui se
sont émancipés des conjectures matérielles, ceux qui se sont
efforcés (jahada) de s’arracher à l’emprise des vanités
mondaines, intimement décidés à se propulser, par un saut résolu
de la confiance, vers la connaissance intime où réside l’Etre
Singulier de toute chose.
La
confiance est le pilier de toute connaissance authentique qui ne
s’arrête pas en chemin et remonte jusqu’à la racine des choses.
Il faut saisir tout ce qu’il faut comme courage et comme force de
cœur pour se rendre digne d’emprunter ce chemin. La vie de
Muhammad en offre le témoignage.
La
vocation muhammadienne peut être identifiée comme l’étape de la
retraite avec la vie mondaine et de l’aspiration à la
contemplation.
Etape
à laquelle a précédé celle où l’Homme, apercevant l’Esprit
siégeant dans les hauteurs célestes, l’a vu soudainement
accomplir son approche jusqu’à ce qu’il puisse voir son visage,
puis, ensuite et à mesure qu’Il se rapprochait, jusqu’à ce
qu’il saisisse son appel et y réponde lui-même par son propre
témoignage.
Cette
vocation, disions-nous, déroule les degrés qui marquent le passage
de l’Homme éveillé à la prophétie de l’Homme consacré.
La saisie ferme du Verbe
Ceux
qui ont accepté le dépôt du Verbe et qui ont fait ce qu’il
fallait faire pour l’accueillir sont donc ceux qui se sont tournés
vers le Divin (Allah), mais d’une orientation attentive et
réceptive. Car Le voir ce n’est pas encore L’écouter.
Cette
écoute exige toute autre chose : de la patience, de la
confiance, une tenue et une disponibilité apte à recueillir le
Verbe et à en faire fructifier, en soi-même, toutes les propriétés
et toutes les possibilités.
Réciter,
c’est aussi prier, c’est-à-dire communier ou plus exactement se
rapprocher vers le lieu et l’instant de la rencontre avec Dieu, car
la prière est récitation du Verbe.
De
s’illustrer aussi par la prestance esthétique d’une récitation
psalmodiée, déclamée avec solennité, et par la démonstration
éthique d’un comportement qui n’est qu’une autre face visible
du Kalâm, une conjonction du Verbe et une modalité de l’être qui
se réunit en soi-même, se comporter signifiant « porter,
transporter, réunir dans un lieu, amasser », ou dit autrement,
porter soi-même son être vers les autres.
Le
comportement est, de ce point de vue, l’une des modalités visibles
du Kalâm en nous, la trace de sa manifestation. Dans le comportement
avec autrui, nous disons ce que nous sommes. Même l’hypocrite ne
peut substituer avec autant de fidélité la semblance de ses actes à
l’authenticité de la sincérité qui traduit la modalité exacte
de l’être à la vérité.
En
rendant visible le Verbe, la récitation se fait lumière. Elle
éclaire et dévoile les contours du Verbe qu’elle habille de sa
voix, de ses intonations, de ses inspirations, de sa chaleur, de sa
force innée.
Le
Kalâm ne s’offre pas au monde dans sa parfaite nudité. Il réclame
l’écoute, la réception et toute la saisie que l’embrassement
confère aux sincères, pour se présenter à eux vêtu de la tunique
de l’amour avant d’accomplir, par eux et pour eux, le transport
sacré du Vivant (Al-Hayy) qui les élèvera (et les rétablira) vers
la connaissance.
Le
« Iqra » coranique ouvre, le long de la Voie qui mène à
l’Origine, un passage vers l’au-delà du visible, et en venant
heurter la surface abrupte des phénomènes, nous restitue toute leur
signification et leur valeur, nous les replace à leur juste place,
nous en signifie la limite avant de nous conduire vers la Source qui
leur a donné naissance.
Telle
est la signification profonde et radicale du Kalâm qui s’inaugure
par une ouverture vers l’être du cœur et de la pensée, et toute
ouverture est une blessure, une irruption brusque et violente de
l’extérieur vers l’intérieur.
Il
convient tout de suite d’indiquer que la saisie ferme,
l’interpellation musclée et la pression exercée par le Verbe sont
les indices et la marque de sa rencontre. Qui ne s’est pas
confrontée aux étreintes brutales du Verbe n’a pas goûté à sa
substance, n’a pas été saisie par sa Force, ne se l’est pas vu
communiqué.
La
confrontation avec le Verbe s’accomplit par l’interpellation
saisissante du Kalâm qui nous bouscule dans nos fausses certitudes,
nous éveillent de notre sommeil phénoménal, nous libèrent de la
torpeur confortable et fatale de notre immobilisme.
Le
Kalâm/Logos exige de nous cet effort surhumain au prix d’un duel,
au terme duquel, il nous accordera son ouverture et nous confiera
avec générosité toute l’ampleur et toute la richesse de ses
enseignements.
Cette
confrontation intime et singulière est l’épreuve qui identifie de
son sceau le front des mutakallimun (porteurs du Kalâm). Elle
témoigne de l’em-prise de la pensée divine, de la manière dont
elle nous sur-prend pour ouvrir en nous une voie fidèle
d’acheminement.
En
ce sens, la radicalité du « Iqra » porte aussi en elle
les racines futures de l’ijtihad (effort tendu vers la
compréhension, ndlr).
Le Kalam relie les mondes
Le
« Iqra » coranique accomplit donc le déroulement sacré
du Verbe (Kalâm/Logos) en l’amenant à se présenter à nous sous
ses divers attributs : sa force, la beauté de ses traits, et la
vérité dont témoigne l’essence du Verbe. Cette récitation est
une convocation des Hommes à faire radicalement retour à la pensée
profonde et authentique du Divin (Allah).
Elle
les appelle à sa rencontre par une interpellation qui n’est ni
parole, ni musique mais autre chose : une psalmodie. Une mise en
ordre élégante. Une harmonisation aboutie des facultés de l’être
humain en tant qu’il se laisse porté et élevé par la pureté du
Kalâm divin, dressé comme une colonne face aux Hommes.
L’élévation
spirituelle, éthique, esthétique et eidétique vers laquelle nous
mène la récitation/actualisation/accomplissement du Kalâm divin
est la voie qui mène à la Rencontre du Très-Haut (Al A‘la) et du
Très-Elevé (Al ‘Aly). C’est sur le chemin de cette élévation
que nous nous rendons digne de cette Rencontre.
Cette
mise en rang et mise en ordre du Verbe se réalise aussi dans le
temps et l’effort, « afin de raffermir ton cœur par elle (la
récitation) » car « nous l’avons disposé avec
ordre harmonieusement » (Coran, s 25, v 32) 5.
Le Verbe transforme l’être de l’Homme en son cœur même.
Nous
savons que la connaissance ne se distingue jamais radicalement de
l’être, qu’elle en dessine les modalités et en exprime la
nature. Ce que nous portons comme discours sur la nature des choses
nous informent au centre même de ce que nous sommes. La connaissance
mène à l’être et l’être de l’Homme le mène, par nature, à
connaître.
Mais
le Verbe ne nous transforme qu’autant que nous sommes disposés à
l’accueillir. La virginité du cœur est cette disposition à
s’offrir avec ferveur, douceur et conviction à la rencontre avec
l’Infini (Al ‘Azim). Le Verbe ne se dévoile qu’en s’imprimant
et ne s’imprime en nous qu’à la mesure de ce que nous lui
offrons comme disponibilité ontologique.
C’est
aussi le sens de l’enseignement coranique qui nous révèle la
nature féconde et vivifiante, donneuse de vie, du Kalâm divin. Le
cœur est la terre profonde qui recueille, comme l’enseigne le
Livre, l’eau féconde de la Révélation.
Mais
toutes les terres ne se valent pas et ne sont pas de même nature.
Certaines sont aptes à recueillir la céleste rosée, à en faire
fructifier leur être au point d’en nourrir, à profusion, le
monde. D’autre retiennent les eaux sans tirer profit de leur
propriété de pureté vivifiante.
D’autres
encore sont des terres arides de désolation, rendues de ce fait
inaptes à les recevoir. Il en est ainsi du Kalâm divin et du cœur
qui le reçoit.
Cette
mise-bas de la portée (spirituelle, éthique, esthétique et
eidétique) du Kalâm inaugure un nouveau cycle d’accomplissement
dans le monde étrange et fascinant du libre-arbitre et de la
responsabilité humaine car le Verbe, par la récitation, se transmet
et transforme tout ce qu’il pénètre.
C’est
là l’une des fonctions essentielles du Iqra coranique :
relier les mondes, entre eux, par la grâce unifiante du Verbe
divin 6.
Il faut se souvenir ici que les mondes invisibles et visibles sont
reliés par le Kalâm divin jusque dans ses conditions d’émission.
Le
Verbe divin a été descendu par l’Esprit saint, archétype
supérieur de l’ange ou être de lumière (l’archange Gabriel)
vers le Prophète, archétype de l’Homme-Messager, vers ses frères
en humanité, et plus globalement à destination des mondes entiers
(‘alamin) et des réceptacles universels aptes à le recevoir, y
compris ceux des êtres issus de la descendance du Maudit (Iblis), la
descendance n’impliquant pas ici l’héritage ou la responsabilité
immédiate.
Le
Livre évoque, sans omission, toutes les entités créées par
l’Incrée, et la Révélation inaugurée par le « Iqra »
renoue entre eux l’ensemble des maillons de la chaîne
existentielle, qu’ils soient matériels ou subtils (minéraux,
végétaux, animaux, humains, démoniques, angéliques).
Ce
lien est opéré par la grâce unifiante du Kalâm, ce qui
signifie que le Verbe crée un espace de rencontre où le Divin
(Allah) lui-même se manifeste, se rendant visible au coeur même des
plaines de l’ici-bas, abolissant les forteresses caduques de
l’insouciance et levant de manière décisive les sombres clôtures
de l’immanence dressées par l’Homme de la nuit.
La
réactualisation du Verbe divin accomplie par la récitation vivante
se présente en ce sens comme une faveur accordée et comme la marque
insigne d’une reconnaissance liant Dieu et l’Homme.
Le
Kalâm relie et sa récitation éminente interpelle et saisit
l’audience et l’assistance. Cette interpellation peut prendre
plusieurs visages et dessiner les contours d’une relation aux
formes diverses.
Elle
peut désigner et dresser un pont reliant ceux qui, parmi les Hommes,
ont entendu l’appel céleste du Kalâm et y ont répondu
favorablement, lui ouvrant le chemin qui le conduira jusqu’à la
demeure intime du cœur qui est le centre de l’être.
Mais
cette interpellation peut tout aussi bien se heurter à un mur
d’in-compréhension, de mal-entendus, de dés-accord, ou de refus
catégorique, si l’audience s’est trop éloignée du Verbe. Cela
bien que rien ne puisse échapper à l’émission de l’appel et
qu’aucun espace ne soit trop vaste pour ne point être touché par
sa vibration.
Sous
une forme ou sous une autre, le Kalâm transforme tout ce qu’il
touche, en fonction de sa nature.
Mais
le Kalâm existentiel a vocation à féconder l’univers dans sa
totalité et à atteindre tout réceptacle digne de l’accueillir,
au-delà de toutes frontières d’espace ou de temps.
Cette
étape marque le passage du Kalâm au Qalam, comme modalité d’accès
au savoir, à la connaissance, à la lecture et à la réflexion, à
travers la transmission de l’écrit. « Lis au nom de Ton
Enseigneur (…) qui a Enseigné à l’aide du Qalam (Plume) (…) a
enseigné à l’humain ce qu’il n’avait jamais su »
(Coran, sourate 96, versets 1/5).
Ce
passage est aussi à lire en lien avec deux autres références
coraniques. « Or, Il enseigna à Adam les noms, chacun
(d’entre) eux. Ensuite, Il présenta aux anges les porteurs de ces
noms. Alors, Il dit « Informez-moi sur ces noms, si vous êtes
véridiques » (…) Ils dirent : Nulle science pour nous
si ce n’est ce que tu nous as enseigné (…) Il dit : « Ô
Adam ! Informe les sur ces noms (Coran, sourate 2, versets
31/33). »
La
première évoque l’enseignement divin au prototype humain adamique
des « noms » de toutes choses, enseignement donné à
l’Homme, puis transmis par lui aux anges, fondant ainsi
métaphysiquement l’exigence éthique d’une transmission de la
connaissance.
Le
transfert de connaissances établit un pont ontologique entre les
mondes et les esprits connaissant. L’Enseigneur n’apprend pas
seulement ici à l’Homme la connaissance des Noms.
Il
lui apprend à apprendre et à transmettre, ce qui est le sens de la
Tradition qui signifie transmission. « Enseigner
est plus difficile qu’apprendre, parce qu’enseigner veut dire «
faire apprendre ». Celui qui véritablement enseigne ne fait même
rien apprendre d’autre qu’apprendre » Heidegger,
Qu’appelle-t-on penser ? 7
Martin Heidegger. |
Le
Qalam n’est pas encore évoqué dans cet épisode ontologiquement
fondateur pour l’Homme. Pour autant, gardons à l’esprit que le
Kalâm est déjà et primordialement saisi par le Qalam dans ce que
le Coran mentionne comme la Mère du Livre ou Prototype primordial de
l’Ecriture (ou du Livre), Umm
al Kitab,
dans lequel figure Les Livres divins (Torah, Evangiles, Coran, etc).
Le
cycle du Kalâm/Qalam est donc duel : un cycle primordial,
métaphysique et pré-existentiel, marquant le passage de la dictée
divine du Kalâm à sa saisie par le Qalam matriciel (Umm al Kitab) ;
puis un cycle existentiel révélé, reliant une nouvelle fois les
mondes par la grâce unifiante du Verbe divin inauguré par la
dialectique du « Iqra » (récitation/lecture,
Kalâm/Qalam).
De la Mémoire au Signe, les états multiples du Verbe
La
réunion des êtres et des mondes par la connaissance du Verbe
réactualisé, trouve également une autre voie d’accomplissement
privilégiée dans les horizons ouverts par le Qalam. L’écriture
inaugure un autre rapport de l’être sachant au monde.
Ce
rapport passe, là-encore, par une réunion ou réactualisation de
l’être et de la connaissance, toute existentiation dérivant du
Verbe (le Koun coranique) et toute saisie intérieure du Verbe (par
la pensée du cœur) ouvrant un passage vers la saisie de l’être
désigné par le nom, à travers la médiation du langage et de
l’écriture.
Le
« Iqra » accomplit ici sa fonction de synthèse de la
connaissance. Il cristallise les éléments dispersés en une unité
conceptuelle, selon un mouvement de la pensée allant de l’extérieur
vers l’intérieur.
Puis,
l’essence de l’idée ou être eidétique une fois saisi, par une
expression ou impression, de l’intérieur vers l’extérieur, à
travers le Qalam (écriture) ou le Kalâm (parole), dans un va et
vient et jeux de miroirs permanents où l’esprit se perçoit dans
la réflexion de soi (écoute/lecture), ou plus précisément dans la
réflexion du Soi divin (ar-ruh).
Cette
faculté interne de synthèse spirituelle véhiculée extérieurement
par le Verbe sous ses deux modalités orale et écrite est
l’expression en l’Homme de l’Unité primordiale de son origine.
En toute activité de l’esprit, respire cette unité.
L’impression
externe du Kalâm par le Qalam à travers l’écriture marque
l’étape du passage au signe et à l’indication. Le Verbe doit
parvenir à ses ayants-droits et il ne peut leur parvenir qu’à
partir de deux sources : la Mémoire et le Signe.
« La
mémoire est le rassemblement de la pensée. Rassemblement sur quoi ?
Sur ce qui nous tient dans la mesure où il est gardé dans notre
pensée – gardé parce qu’il continue à être ce qu’il faut
garder dans la pensée. Ce qui est gardé dans la pensée est ce qui
fut doté d’une souvenance, et cela parce que nous le désirons. Ce
n’est que lorsque nous désirons ce qui en soi exige d’être
gardé dans la pensée que la pensée est en notre
pouvoir ». Heidegger,
Qu’appelle-t-on penser ?
La
Mémoire est la saisie vivante du Verbe dans l’Esprit obtenue par
l’écoute et par la reprise. Le dépôt du Verbe, que nous confère
l’écoute, nous intime aussitôt l’ordre de le préserver de la
Mort et de l’Oubli.
Dans
la reprise vivante et incessante de la récitation, dans le maintien
vif du Verbe dans la demeure intime de la Mémoire, se joue la
condition de préservation et d’actualisation du Kalâm divin.
C’est
ainsi que le dépôt du Kalâm, et sa conservation vive obtenue par
la saisie clairvoyante du cœur, éveille en l’Homme la faculté de
penser, et lui en offre l’opportunité. L’ouverture du Verbe dans
le sentier de l’être de l’Homme ne marque pas seulement l’éveil
de la pensée des profondeurs. L’ouverture est culture, elle
fournit à l’Homme de l’éveil le contenu et la substance
nécessaire à sa réalisation. Le Verbe est signe, sens et passage
vers la Réalité suprême (Al Haqiqa). Dans ce labourage des
entrailles du cœur, dans ce drainage des pensées humides, se joue
la possibilité d’une germination nourricière de l’être obtenue
par la fécondation du Kalâm.
Pour
autant, cet engagement personnel est insuffisant. La nature du Verbe
et sa destinée lui impose, en quelque sorte, plus que cela.
La
réflexion du Verbe et sa conservation passe alors nécessairement
par la désignation graphique du Signe. Le Verbe se conserve et se
multiplie dans les supports écrits pouvant l’accueillir. Il
s’offre à qui le recherche et se préserve pour ceux qui en sont
dignes.
Dans
cette entreprise assumée par le Qalam, l’essentiel est de rigueur.
Pas de place au superflu, il s’agit de trancher net dans le giron
du Verbe et de l’alléger de tout développement inutile, d’en
libérer les contours pour le rendre accessible.
Cette
impression signée, ou miroir du Verbe, crée alors les conditions
d’une réflexion, autrement dit ouvre un passage pour l’esprit,
ainsi appelé à renouer avec les sentiers de la pensée par le canal
alchimique du langage.
Les
traces (signes) laissées par le passage de l’esprit dans le monde
ne renouvellent pas, ipso facto, l’accomplissement de sa venue au
monde. Elles en indiquent pourtant la direction et rendent possible à
tout aspirant sincère l’opportunité de le retrouver le long du
chemin, pour peu qu’il s’y engage radicalement.
Cette
voie rejoint la question de la sémiologie islamique qui ne sera pas
traité dans cet écrit mais qui dresse cette fois-ci un nouveau pont
entre le Cosmos et le Verbe à travers le signe (ayat).
Fouad
Bahri
Notes
1-Introduction
extraite de l’aphorisme n°518 de notre ouvrage « Le goût de
l’inachevé », disponible sur ce lien.
2-Les
définitions anglo-saxonnes et françaises de la radicalisation sont
extraites de l’ouvrage « L’état d’urgence (permanent) » de
Hassina Mechaï et Sihem Zine, aux éditions MeltingBook.
3-
« Islam. Perspectives et réalités », Seyyed Hossein
Nasr, éditions Buchet/Chastel.
4-Si
le Qalam désigne techniquement le support qui rend possible
l’écriture et non l’écriture elle-même, nous mentionnons dans
ce passage le Qalam comme écriture, d’une part par ce que telle
est sa finalité, d’autre part pour maintenir la pertinence de
l’analogie entre la Voix et l’Ecriture comme deux supports de
manifestation du Verbe divin. Ceci étant dit, on observera que
l’écriture passe par une médiation qu’est le Qalam ce qui
implique un rapport de l’Homme à l’écriture comme étant un
double rapport médiatisé. La saisie du Verbe passe par la médiation
du Qalam puis de l’écriture avant de se dévoiler à l’Homme. Ce
double rapport mériterait une analyse à part entière.
5- Traduction
du Coran par
Maurice Gloton.
6-Expression
à relier à la traduction du mot « salat », qui renvoie
à la prière canonique en islam, que Maurice Gloton traduit par
« action unifiante de grâce ».
7-La
rédaction de cet article doit beaucoup à la lecture de Martin
Heidegger et, à un autre niveau, de René Guénon, sans oublier
l’indispensable apport du travail lexical de Maurice Gloton.
dimanche 19 mai 2019
La fissure
Prouve moi que tu as raison ! Apporte-moi en la preuve et une preuve solide ! Les polémistes, tel est leur langage, se gargarisent de raisonnements apodictiques qu'eux-mêmes ne convoquent jamais avant de prendre une décision ou de porter un jugement. Ces apôtres du rationalisme veulent du solide, du stable, ils nous réclament de l'évidence, en ignorant paradoxalement que l'évidence, comme mise à nu de l'être et du sens, se suffit à elle-même et ne requière aucune autre médiation. En vérité, la médiation de la preuve dissimule toujours plus qu'elle ne dévoile le visage de la vérité. C'est ainsi que la preuve se révèle pour ce qu'elle est réellement : une quête désespérée et une compensation frénétique d'évidence pour les borgnes du Logos.
Les adeptes du polemos, ces rhéteurs arrogants qui dissimulent derrière chaque tournure de phrase une pointe assassine, ne voient jamais plus loin que la mesure de leurs mains. Ne voyant bien, ni de près, ni de loin, les voilà donc amenés à commettre l'erreur fatale de la précipitation. Négligents, ne voient-ils donc pas (c'est précisément le problème) que la preuve ne prouve pas davantage, disons de manière catégorique, la vérité d'une proposition ou plutôt d'un fait, que toute autre chose ? A bien considérer, si la preuve prouve la chose, qu'est-ce qui, à son tour, prouvera la preuve ?
Si je demande qui a fissuré le mur de la cloison qui sépare ma demeure de celle du voisin et qu'un témoin, disons digne de confiance, m'indique de ce pas et de son doigt la silhouette d'un individu me tournant le dos et s'éloignant de mon champs de vision, un individu présumé coupable d'avoir lancé le projectile responsable de la fissure : qu'est-ce qui me garantira que mon témoin ne s'est pas trompé, que sa vision n'a pas défailli, ou mieux, que ce qu'il a réellement vu est la vérité ? Après tout, si les probabilités sont très minces, rien n'empêche que l'individu se soit retrouvé précisément et simultanément sur l'axe du projectile au moment où le témoin a observé la scène, laissant croire à ce dernier qu'il était précisément témoin d'un délit et qu'il tenait son coupable sous les yeux. D'ailleurs, l'individu lui-même était-il réel ? N'était-ce pas un hologramme destiné à me tromper ? Hypothèse peu crédible, jugera-t-on.
Faut-il alors ressasser le vieil argument cartésien, pardon l'argument ghazalien (une preuve peut en cacher une autre), du rêve ? Rien n'interdit de le penser. Peut-on jamais distinguer le rêve de la réalité ? Et qu'est-ce qui me prouvera que je n'ai pas rêvé de cette scène ? On me rétorquera qu'au réveil rien ne m'empêchera d'aller constater la réalité de la fissure. Mais alors qu'est-ce qui me prouvera une nouvelle fois que cette fissure n'a pas été faite au moment de mon sommeil, lors même que je rêvais, et par d'autres causes (et ceci alors même que la précédente cause n'a pas encore été établie). Peu probable, mais non improbable.
Poursuivons. Qui pourra me prouver que toute cette scène n'est pas l'effet d'une suggestion puissante exercée sous hypnose, le déroulement méthodique d'une scène mentale déterminée point par point par un metteur en scène de l'esprit qui m'est étranger ? Absolument rien. Dans la même veine, l'hallucination d'un psychotrope ou d'une démence passagère ou permanente ne sont pas à exclure, pour peu qu'en de telles circonstances nous puissions seulement en avoir conscience. Bref, la preuve ne fait qu'inaugurer une régression indéfinie vers l'incertitude de la preuve car si la preuve ne prouve pas de manière catégorique son objet c'est bien parce que son fondement se trouve ailleurs : la croyance. Peut-il en être autrement ?
Poussé dans ses prolongements, ce raisonnement nous conduit à penser que la perception de la réalité ne suffirait pas à garantir le moins du monde à tous ces procureurs du positivisme contemporain, pas plus qu'à leurs héritiers (les fanatiques sceptiques) la moindre assise. Une preuve ne doit-elle pas toujours se distinguer de son objet comme tout critérium de la vérité se doit de l'être ? Qui ou quoi donc prouvera la réalité (la vérité) de la réalité en dehors d'elle-même ? La circularité de ces raisonnements nous indiquent que nous avons franchi depuis longtemps déjà les frontières du monde connu, ce qui étant donné la nature étriquée et bornée des sentiers qui nous y ont mené, n'a pas été difficile. Bien moins que la preuve, la croyance en la preuve est le critérium véritable du dialecticien, qui ne prouve précisément que cela.
dimanche 12 mai 2019
Le miroir du temps
Le
passé est le miroir du présent. Le savoir est la conscience
(mémoire) du passé. La parole de mort (calomnie, médisance) ne
survit pas à l'instant. Le temps est l'allié de la vérité. La
conscience est la racine de l'avenir.
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