vendredi 29 décembre 2017
Le déclin des Modernes vu par Hölderlin
Le poète allemand portait un jugement sévère sur son peuple mais, au détour de ses mots, se profilent autant de vérités déjà annonciatrices de notre époque. Sur le matérialisme marchand, la dégradation de la nature et des esprits, les mots du poète extraits de son "Hypérion ou l'Ermite en Grèce" n'ont pas pris une ride.
"Je ne connais pas de peuple plus abâtardi que les Allemands. J’y vois des artisans, des philosophes, des prêtres, des maîtres et des serviteurs, des adolescents et des gens de l’âge mûr ; j’y cherche en vain des hommes. ― C’est tout comme sur un champ de bataille couvert de membres épars, tandis que le sang se perd dans la poussière.
Chacun y fait son affaire, me diras-tu, et je dis comme toi ; mais au moins qu’il les fasse bien ; qu’il n’étouffe point les qualités qui ne se rapportent pas directement à son titre ; qu’il n’affecte pas de se restreindre scrupuleusement dans la sphère qui lui est assignée ; qu’il soit avec amour, avec énergie ce qu’il pourra être, ― alors il sera à ses affaires en esprit et en vérité.
Se trouve-t-il dans une position où l’esprit est forcément enchaîné, qu’il en sorte au plus vite, et se mette à la charrue. ― Mais tes Allemands s’en tiennent volontiers au nécessaire, et voilà pourquoi ils restent à moitié chemin, ne produisent rien de grand, de digne de la liberté. Encore passe, si ces hommes n’étaient pas insensibles au beau, s’ils n’étaient pas sortis complément des voies de la nature !
Les vertus des anciens ne sont que des vices brillants, articulait, un jour, je ne sais quelle langue de vipère, et pourtant leurs vices mêmes sont des vertus, car on y remarque de la candeur et une conviction profonde.
Mais les vertus des Allemands sont un mal brillant, et rien de plus ; elles sont arrachées par la crainte à des cœurs corrompus, et ne satisfont point une âme pure qui ne supporte pas les dissonances
affreuses de la vie monotone et disciplinée de ces gens.
Je t’assure, mon ami, il n’y a rien de sacré que ce peuple ne profane et ne dégrade dans des vues intéressées. Ces barbares poussent la cupidité au point de faire métier et marchandise de ce que les sauvages mêmes ne dégraderaient pas, et ils n’en peuvent rien ; car partout où l’homme est dressé, il reste dans l’ornière, il ne cherche que son intérêt et n’est plus susceptible d’enthousiasme. Le plaisir, l’amour, la prière, la grande fête expiatoire qui lave les péchés, les doux rayons du soleil qui enchantent le captif et adoucissent le fiel du misanthrope, le papillon qui sort de sa prison, l’abeille qui butine, rien ne fait sortir l’Allemand de son assiette ordinaire, il ne lève pas même la tête pour voir le temps qu’il fait.
Mais tu le jugeras, ô sainte nature ! Car encore s’ils étaient modestes ces Allemands ; s’ils n’avaient pas la prétention qu’on dût les imiter ; s’ils ne ravalaient pas quiconque ne pense pas comme eux, ou seulement si, en ravalant les autres, ils ne tuaient pas l’esprit divin !
J’exagère peut-être ? Mais l’air que vous respirez ne vaut-il mieux que vos discours ? Les rayons du soleil ne sont-ils pas plus généreux que vos savants ? Les sources et la rosée rafraîchissent vos bosquets ; en faites-vous autant ? Hélas ! Vous savez donner la mort, mais il n’y a que l’amour qui donne la vie ; l’amour qui ne vient pas de vous et que vous n’avez jamais ressenti. Vous songez à échapper à la destinée, et vous ne la comprenez pas, si la dialectique ne vous en fournit la solution ; ― en attendant les astres roulent paisiblement dans leurs orbites. Vous dégradez, vous déchirez la nature qui vous porte dans ses bras ; mais elle conserve sa jeunesse immortelle ; vous ne changerez ni son automne, ni son printemps, vous n’empoisonnerez pas le souffle qui l’anime. Oh ! elle doit être divine, parce que vous êtes des artisans de destruction et qu’elle résiste à vos efforts !
C’est un spectacle déchirant de voir vos poètes, vos artistes et ceux d’entre vous qui se prosternent devant le génie du beau ! les malheureux ! ils vivent comme des étrangers dans leur propre maison, semblables à Ulysse, mendiant au seuil de son palais, et traité de vagabond par une horde de parasites. Vos jeunes amis des muses sont pleins de joie, d’amour et d’espérance. Sept ans plus tard, ils errent, froids et immobiles, comme des ombres évoquées du noir Tartare ; ils sont comme la terre couverte de sel par l’ennemi qui veut que l’herbe ne pousse plus.
Et s’ils accordent leur lyre, malheur à ceux qui les entendent, qui comprennent leur lutte avec les barbares dont ils sont environnés. Rien n’est parfait sur la terre ; c’est le dicton des Allemands.
A la bonne heure, si ces réprouvés disaient, que chez eux rien n’est parfait, parce qu’ils gâtent tout ce qu’ils touchent, et touchent tout de leurs mains grossières ; parce que rien ne réussit chez eux ; parce qu’ils conspuent la divine nature ; parce que leur vie est pitoyable et discordante ; parce qu’ils méprisent le génie qui ennoblit les actions, qui soulage les peines de la vie, qui entretient la paix dans toutes les classes de la société. C’est aussi par cette raison qu’ils craignent tant la mort, et souffrent tous les affronts. Ils ne connaissent rien qui soit au-dessus des jouissances matérielles.
Ô Bellarmin ! Le peuple qui vénère le beau, qui l’honore dans ceux qui le produisent, est animé d’un esprit généreux. L’âme s’ouvre, l’amour-propre disparaît, les cœurs se dilatent et l’enthousiasme fait des héros. La terre occupée par ce peuple est la patrie commune de tous les hommes, et l’étranger y vient en toute confiance. Mais là où la divine nature est outragée comme chez vous, la vie n’a plus de charme, et toute autre planète est préférable à la terre. Les hommes créés à l’image de Dieu deviennent de jour en jour plus misérables, plus hideux ; la servilité s’empare des cœurs ; la force brutale l’emporte ; les désirs augmentent avec les peines et la détresse avec les raffinements du luxe ; les présents de la terre se changent en malédictions et Dieu retire sa grâce à lui.
Malheur à l’étranger qui arrive chez ce peuple avec une âme ardente ! Trois fois malheureux celui qui, comme moi, poussé par sa douleur, viendrait lui demander un asile !
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