jeudi 18 janvier 2018

Les limites de la laïcité égalitaire





La laïcité est un régime politique égalitaire en droit ! Cette affirmation, fondatrice de la légitimité laïque, est déclamée de manière récurrente. Mais correspond-elle à une réalité ou relève-t-elle de l’idée reçue ? Voici une analyse critique de la notion de laïcité qui resitue philosophiquement les contours de sa définition et les limites de son application.

Pour évaluer la neutralité religieuse et philosophique de la laïcité française, il faut au préalable se demander si elle se trouve à équidistance de toutes les options religieuses ou philosophiques. La laïcité prétend transcender tous les clivages et toutes les orientations religieuses. Ce faisant, elle endosse déjà préalablement, inconsciemment ou consciemment, le rôle d’une transcendance de substitution mais une transcendance de nature immanente, ce qui en souligne déjà l’imposture sur le fond et l’illégitimité sur la forme. La prétention laïque à représenter le seul véritable système de gestion égalitaire des opinions religieuses ou areligieuses en garantissant à tous le respect de la liberté de conscience, prétention déclinée et déclamée sur le mode de l’universalisme anthropocentré et du rationalisme humaniste, a, depuis, très logiquement déroulé sa propre défection. La neutralité religieuse ou vide doctrinale, non positionnement doxique définissant la laïcité ne pouvant que favoriser nécessairement une relation de proximité ou d’éloignement avec chacune des options religieuses ou philosophiques disponibles.

La laïcité, régime général de l’impensé agnostique

Ainsi, il est évident que le régime de neutralité religieuse, par son indétermination théologique supposée, se rapproche davantage de l’agnosticisme qui désigne lui-même l’indécision religieuse. En écartant Dieu et toute référence au sacré de son champ désigné, la laïcité favorise l’agnosticisme et l’agnosticisme favorise le plus souvent l’athéisme (c’est au moins le cas de l’insouciance religieuse, la forme agnostique la plus courante). Cette partialité agnostique de la laïcité se retrouve dans les deux conceptions les plus connues de cette notion, quoiqu’à un degré divers. Celle d’une laïcité de neutralité caractérisée par une cohabitation civile des religions et garantie par une impartialité de l’Etat à l’égard du religieux, et celle, historiquement spécifique à la France, d’une laïcité de neutralisation religieuse sur le modèle d’une séparation-rupture jugée positivement comme une forme d’émancipation, à terme définitive, de l’Etat et de la société républicaine avec la référence religieuse, étape venant elle-même consacrer l’aboutissement d’un processus de sécularisation conduisant les sociétés de l’influence religieuse à la tiédeur et l’indifférence religieuse et de celles-ci à la sortie du religieux, y compris par le recours à une extension publique du champ de la neutralisation religieuse défendu par les tenants d’un laïcisme de l’émancipation intégrale. Un modèle laïc qui invalide donc la présupposée impartialité doxique de son ordre et qui, paradoxe de l’histoire, a fait de la laïcité ce qu’elle était censée combattre : un dogme politique. Ajoutons que l’émancipation laïque de la religion reposerait, comme l’a rappelé 1 l’ancien ministre de l’Intérieur et figure notoire du républicanisme Jean-Pierre Chevènement, sur le pari d’un recours exclusif à la rationalité, en droite ligne de l’héritage des Lumières, et sur le présupposé que la raison réunirait les Hommes là où la croyance ou la foi les diviseraient.

Il est donc très clair que la laïcité est conceptuellement un régime général d’agnosticisme aménageant des libertés aux autres options philosophiques et religieuses, en fonction de la proximité ou de l’éloignement de ces options avec ce régime

Les illusions de l’œcuménisme rationaliste

Cette croyance en la vertu œcuménique de la raison, pendant d’un vice naturel de la foi, prêterait à sourire si elle n’était pas si répandu dans les élites sécularisées qui mènent le pas jusque dans les instances religieuses françaises 2. La rationalité n’est pas plus un espace de communion ou de rapprochement que la croyance ou la foi ne le sont de division. La raison ou la foi sont successivement l’un et l’autre, comme un simple regard sur les nombreux conflits d’idées, et la forme même, éminemment belliqueuse, que prennent les débats, suffisent à le souligner. Les écoles philosophiques qui ont la prétention d’être rationnellement fondées sont aussi diverses et opposées les unes les autres que les religions ou sous-divisions religieuses. Par ailleurs, la proximité de religion ou d’idées crée paradoxalement les conditions les plus favorables aux conflits les plus violents, sur le modèle des conflits fratricides, comme Simmel la rigoureusement démontré.

Un peu plus éloigné de la laïcité vient ensuite, après l’agnosticisme et l’athéisme, le déisme dont le contenu doctrinal est un plus défini quoique que largement imprécis dans ses contours et surtout très nettement individuel, option qui a néanmoins largement disparu du paysage des croyances. Les religions révélées ou non révélées constituant de par leur approche collective et communautaire, de par leurs affirmations dogmatiques et leurs théologies, les formes doxiques les plus éloignés de la laïcité, sur le plan philosophique. Il est donc très clair que la laïcité est conceptuellement un régime général d’agnosticisme aménageant des libertés aux autres options philosophiques et religieuses, en fonction de la proximité ou de l’éloignement de ces options avec ce régime. Elle n’est pas, sous ce rapport, fondamentalement différente de régimes politiques d’inspiration religieuse qui aménageraient des libertés ou droits civiques à d’autres options philosophiques ou religieuses, droits et libertés proportionnels, là-aussi, de la proximité ou de l’éloignement des dites options avec le régime général de légitimité doxique en vigueur. S’il y a souvent, sous ce rapport d’analogie statutaire, différence de degré entre ces régimes, il n’existe pas du moins, sous ce rapport précis, de différence de nature.

Equité et tolérance au cœur de l’aggiornamento laïc

Il faut, pour autant, bien reconnaître que sur le plan juridique, ce régime laïc de non-discrimination possède autrement plus de vertus et de tolérance pour les fidèles d’une religion minoritaire que ne pouvait l’être en son temps un régime catholique suprématiste à l’égard des autres religions. En ce sens, ce régime est incontestablement préférable, sur le plan des libertés, à l’Ancien régime. Ceux qui postulent le contraire ne connaissent ni l’une (la laïcité juridique), ni l’autre (le suprématisme catholique).

Si la neutralité religieuse ne peut être égalitaire, elle pourrait être néanmoins équitable en rééquilibrant par des mesures diverses, l’inégalité réelle de son positionnement originel vis à vis des diverses options religieuses et philosophiques

Ceci étant dit, les régimes de droit et les concepts changent et se transforment sous le poids de l’Histoire. Le laïcisme qui se trouvait en germe dans la genèse laïque française, a resurgi ces dernières années à la défaveur d’un contexte politique (le « danger » islamiste et la sharia brandie comme un épouvantail par le populisme, le voile érigé en symbole détourné de la soumission de la femme par le féminisme, la menace démographique d’un « grand remplacement » opéré par l’immigration) et géopolitique (guerres, terrorisme, crises des réfugiés, mondialisation capitaliste, fragilisation des identités), contexte instrumentalisé par des groupes idéologiques et politiques hostiles à l’épanouissement de nouvelles communautés religieuses en France. L’objectif du laïcisme étant, conformément à son ancrage idéologique antireligieux et anticlérical, de réduire à peau de chagrin la présence, la visibilité et l’expression de la religion personnelle ou institutionnelle. Si la neutralité religieuse ne peut être égalitaire, elle pourrait être néanmoins équitable en rééquilibrant par des mesures diverses, l’inégalité réelle de son positionnement originel vis à vis des diverses options religieuses et philosophiques.

Cette politique se traduirait très paradoxalement par la garantie réelle d’une liberté religieuse publique, y compris au sein des espaces institutionnels, liberté religieuse non conflictuelle ou coercitive mais liberté néanmoins bien réelle, servie par des mesures d’aménagements pragmatiques et équitables, définie par une législation et promue par une culture de la tolérance, du dialogue et de l’entre connaissance réciproque qui est l’élément véritablement manquant dans le dispositif des régimes occidentaux qui en font la promotion. Sans culture de la tolérance, les tensions sociales générées par le multiculturalisme mondialisé seront difficiles à désamorcer. Cette culture est le véritable élément susceptible de garantir une diversité religieuse dans une société apaisée car il n’existe, comme nous l’avons vu, aucune solution théorique proprement égalitaire. Une politique d’équité religieuse destinée à atténuer les effets inégalitaires résultant de la proximité et donc de la partialité de la laïcité vis à vis de l’agnosticisme suppose au préalable la prise de conscience et la reconnaissance de cette proximité et, partant, la diffusion active de cette indispensable culture de la tolérance sans lesquelles chaque mesure de rééquilibrage allumerait elle-même un nouveau feu de contestation et nourrirait un conflit d’opinion religieuse qui ne pourrait que fracturer davantage la société.

Fouad Bahri

Notes

1- « La laïcité est plus qu’un simple respect de la liberté religieuse. Elle a une dimension, historique et culturelle, émancipatrice. Elle fait le pari qu’il y a un espace commun de rationalité à tous les citoyens. Ceux-ci peuvent, à la lumière de la raison naturelle, s’entendre sur une définition de l’intérêt général » Jean-Pierre Chevènement, interview de Valeurs actuelles.

2- Outre M. Chevènement lui-même, qui préside la Fondation de l’islam de France, citons la cooptation de M. Hakim Karoui, nouvelle éminence grise des réseaux laïcs, et de nombreux autres relais institutionnels, universitaires ou politiques.



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