dimanche 19 mai 2019

La fissure


Prouve moi que tu as raison ! Apporte-moi en la preuve et une preuve solide ! Les polémistes, tel est leur langage, se gargarisent de raisonnements apodictiques qu'eux-mêmes ne convoquent jamais avant de prendre une décision ou de porter un jugement. Ces apôtres du rationalisme veulent du solide, du stable, ils nous réclament de l'évidence, en ignorant paradoxalement que l'évidence, comme mise à nu de l'être et du sens, se suffit à elle-même et ne requière aucune autre médiation. En vérité, la médiation de la preuve dissimule toujours plus qu'elle ne dévoile le visage de la vérité. C'est ainsi que la preuve se révèle pour ce qu'elle est réellement : une quête désespérée et une compensation frénétique d'évidence pour les borgnes du Logos. 



Les adeptes du polemos, ces rhéteurs arrogants qui dissimulent derrière chaque tournure de phrase une pointe assassine, ne voient jamais plus loin que la mesure de leurs mains. Ne voyant bien, ni de près, ni de loin, les voilà donc amenés à commettre l'erreur fatale de la précipitation. Négligents, ne voient-ils donc pas (c'est précisément le problème) que la preuve ne prouve pas davantage, disons de manière catégorique, la vérité d'une proposition ou plutôt d'un fait, que toute autre chose ? A bien considérer, si la preuve prouve la chose, qu'est-ce qui, à son tour, prouvera la preuve ? 



Si je demande qui a fissuré le mur de la cloison qui sépare ma demeure de celle du voisin et qu'un témoin, disons digne de confiance, m'indique de ce pas et de son doigt la silhouette d'un individu me tournant le dos et s'éloignant de mon champs de vision, un individu présumé coupable d'avoir lancé le projectile responsable de la fissure : qu'est-ce qui me garantira que mon témoin ne s'est pas trompé, que sa vision n'a pas défailli, ou mieux, que ce qu'il a réellement vu est la vérité ? Après tout, si les probabilités sont très minces, rien n'empêche que l'individu se soit retrouvé précisément et simultanément sur l'axe du projectile au moment où le témoin a observé la scène, laissant croire à ce dernier qu'il était précisément témoin d'un délit et qu'il tenait son coupable sous les yeux. D'ailleurs, l'individu lui-même était-il réel ? N'était-ce pas un hologramme destiné à me tromper ? Hypothèse peu crédible, jugera-t-on. 

Faut-il alors ressasser le vieil argument cartésien, pardon l'argument ghazalien (une preuve peut en cacher une autre), du rêve ? Rien n'interdit de le penser. Peut-on jamais distinguer le rêve de la réalité ? Et qu'est-ce qui me prouvera que je n'ai pas rêvé de cette scène ? On me rétorquera qu'au réveil rien ne m'empêchera d'aller constater la réalité de la fissure. Mais alors qu'est-ce qui me prouvera une nouvelle fois que cette fissure n'a pas été faite au moment de mon sommeil, lors même que je rêvais, et par d'autres causes (et ceci alors même que la précédente cause n'a pas encore été établie). Peu probable, mais non improbable. 



Poursuivons. Qui pourra me prouver que toute cette scène n'est pas l'effet d'une suggestion puissante exercée sous hypnose, le déroulement méthodique d'une scène mentale déterminée point par point par un metteur en scène de l'esprit qui m'est étranger ? Absolument rien. Dans la même veine, l'hallucination d'un psychotrope ou d'une démence passagère ou permanente ne sont pas à exclure, pour peu qu'en de telles circonstances nous puissions seulement en avoir conscience. Bref, la preuve ne fait qu'inaugurer une régression indéfinie vers l'incertitude de la preuve car si la preuve ne prouve pas de manière catégorique son objet c'est bien parce que son fondement se trouve ailleurs : la croyance. Peut-il en être autrement ? 



Poussé dans ses prolongements, ce raisonnement nous conduit à penser que la perception de la réalité ne suffirait pas à garantir le moins du monde à tous ces procureurs du positivisme contemporain, pas plus qu'à leurs héritiers (les fanatiques sceptiques) la moindre assise. Une preuve ne doit-elle pas toujours se distinguer de son objet comme tout critérium de la vérité se doit de l'être ? Qui ou quoi donc prouvera la réalité (la vérité) de la réalité en dehors d'elle-même ? La circularité de ces raisonnements nous indiquent que nous avons franchi depuis longtemps déjà les frontières du monde connu, ce qui étant donné la nature étriquée et bornée des sentiers qui nous y ont mené, n'a pas été difficile. Bien moins que la preuve, la croyance en la preuve est le critérium véritable du dialecticien, qui ne prouve précisément que cela.


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