La
laïcité est un régime politique égalitaire en droit ! Cette
affirmation, fondatrice de la légitimité laïque, est déclamée de
manière récurrente. Mais correspond-elle à une réalité ou
relève-t-elle de l’idée reçue ? Voici une analyse critique de la
notion de laïcité qui resitue philosophiquement les contours de sa
définition et les limites de son application.
Pour
évaluer la neutralité religieuse et philosophique de la laïcité
française, il faut au préalable se demander si elle se trouve à
équidistance de toutes les options religieuses ou philosophiques. La
laïcité prétend transcender tous les clivages et toutes les
orientations religieuses. Ce faisant, elle endosse déjà
préalablement, inconsciemment ou consciemment, le rôle d’une
transcendance de substitution mais une transcendance de nature
immanente, ce qui en souligne déjà l’imposture sur le fond et
l’illégitimité sur la forme. La prétention laïque à
représenter le seul véritable système de gestion égalitaire des
opinions religieuses ou areligieuses en garantissant à tous le
respect de la liberté de conscience, prétention déclinée et
déclamée sur le mode de l’universalisme anthropocentré et du
rationalisme humaniste, a, depuis, très logiquement déroulé sa
propre défection. La neutralité religieuse ou vide doctrinale, non
positionnement doxique définissant la laïcité ne pouvant que
favoriser nécessairement une relation de proximité ou d’éloignement
avec chacune des options religieuses ou philosophiques disponibles.
La
laïcité, régime général de l’impensé agnostique
Ainsi,
il est évident que le régime de neutralité religieuse, par son
indétermination théologique supposée, se rapproche davantage de
l’agnosticisme qui désigne lui-même l’indécision religieuse.
En écartant Dieu et toute référence au sacré de son champ
désigné, la laïcité favorise l’agnosticisme et l’agnosticisme
favorise le plus souvent l’athéisme (c’est au moins le cas de
l’insouciance religieuse, la forme agnostique la plus courante).
Cette partialité agnostique de la laïcité se retrouve dans les
deux conceptions les plus connues de cette notion, quoiqu’à un
degré divers. Celle d’une laïcité de neutralité caractérisée
par une cohabitation civile des religions et garantie par une
impartialité de l’Etat à l’égard du religieux, et celle,
historiquement spécifique à la France, d’une laïcité de
neutralisation religieuse sur le modèle d’une séparation-rupture
jugée positivement comme une forme d’émancipation, à terme
définitive, de l’Etat et de la société républicaine avec la
référence religieuse, étape venant elle-même consacrer
l’aboutissement d’un processus de sécularisation conduisant les
sociétés de l’influence religieuse à la tiédeur et
l’indifférence religieuse et de celles-ci à la sortie du
religieux, y compris par le recours à une extension publique du
champ de la neutralisation religieuse défendu par les tenants d’un
laïcisme de l’émancipation intégrale. Un modèle laïc qui
invalide donc la présupposée impartialité doxique de son ordre et
qui, paradoxe de l’histoire, a fait de la laïcité ce qu’elle
était censée combattre : un dogme politique. Ajoutons que
l’émancipation laïque de la religion reposerait, comme l’a
rappelé 1 l’ancien ministre de l’Intérieur et figure notoire du
républicanisme Jean-Pierre Chevènement, sur le pari d’un recours
exclusif à la rationalité, en droite ligne de l’héritage des
Lumières, et sur le présupposé que la raison réunirait les Hommes
là où la croyance ou la foi les diviseraient.
Il
est donc très clair que la laïcité est conceptuellement un régime
général d’agnosticisme aménageant des libertés aux autres
options philosophiques et religieuses, en fonction de la proximité
ou de l’éloignement de ces options avec ce régime
Les
illusions de l’œcuménisme rationaliste
Cette
croyance en la vertu œcuménique de la raison, pendant d’un vice
naturel de la foi, prêterait à sourire si elle n’était pas si
répandu dans les élites sécularisées qui mènent le pas jusque
dans les instances religieuses françaises 2. La rationalité n’est
pas plus un espace de communion ou de rapprochement que la croyance
ou la foi ne le sont de division. La raison ou la foi sont
successivement l’un et l’autre, comme un simple regard sur les
nombreux conflits d’idées, et la forme même, éminemment
belliqueuse, que prennent les débats, suffisent à le souligner. Les
écoles philosophiques qui ont la prétention d’être
rationnellement fondées sont aussi diverses et opposées les unes
les autres que les religions ou sous-divisions religieuses. Par
ailleurs, la proximité de religion ou d’idées crée
paradoxalement les conditions les plus favorables aux conflits les
plus violents, sur le modèle des conflits fratricides, comme Simmel
la rigoureusement démontré.
Un
peu plus éloigné de la laïcité vient ensuite, après
l’agnosticisme et l’athéisme, le déisme dont le contenu
doctrinal est un plus défini quoique que largement imprécis dans
ses contours et surtout très nettement individuel, option qui a
néanmoins largement disparu du paysage des croyances. Les religions
révélées ou non révélées constituant de par leur approche
collective et communautaire, de par leurs affirmations dogmatiques et
leurs théologies, les formes doxiques les plus éloignés de la
laïcité, sur le plan philosophique. Il est donc très clair que la
laïcité est conceptuellement un régime général d’agnosticisme
aménageant des libertés aux autres options philosophiques et
religieuses, en fonction de la proximité ou de l’éloignement de
ces options avec ce régime. Elle n’est pas, sous ce rapport,
fondamentalement différente de régimes politiques d’inspiration
religieuse qui aménageraient des libertés ou droits civiques à
d’autres options philosophiques ou religieuses, droits et libertés
proportionnels, là-aussi, de la proximité ou de l’éloignement
des dites options avec le régime général de légitimité doxique
en vigueur. S’il y a souvent, sous ce rapport d’analogie
statutaire, différence de degré entre ces régimes, il n’existe
pas du moins, sous ce rapport précis, de différence de nature.
Equité
et tolérance au cœur de l’aggiornamento laïc
Il
faut, pour autant, bien reconnaître que sur le plan juridique, ce
régime laïc de non-discrimination possède autrement plus de vertus
et de tolérance pour les fidèles d’une religion minoritaire que
ne pouvait l’être en son temps un régime catholique suprématiste
à l’égard des autres religions. En ce sens, ce régime est
incontestablement préférable, sur le plan des libertés, à
l’Ancien régime. Ceux qui postulent le contraire ne connaissent ni
l’une (la laïcité juridique), ni l’autre (le suprématisme
catholique).
Si
la neutralité religieuse ne peut être égalitaire, elle pourrait
être néanmoins équitable en rééquilibrant par des mesures
diverses, l’inégalité réelle de son positionnement originel vis
à vis des diverses options religieuses et philosophiques
Ceci
étant dit, les régimes de droit et les concepts changent et se
transforment sous le poids de l’Histoire. Le laïcisme qui se
trouvait en germe dans la genèse laïque française, a resurgi ces
dernières années à la défaveur d’un contexte politique (le «
danger » islamiste et la sharia brandie comme un épouvantail par le
populisme, le voile érigé en symbole détourné de la soumission de
la femme par le féminisme, la menace démographique d’un « grand
remplacement » opéré par l’immigration) et géopolitique
(guerres, terrorisme, crises des réfugiés, mondialisation
capitaliste, fragilisation des identités), contexte instrumentalisé
par des groupes idéologiques et politiques hostiles à
l’épanouissement de nouvelles communautés religieuses en France.
L’objectif du laïcisme étant, conformément à son ancrage
idéologique antireligieux et anticlérical, de réduire à peau de
chagrin la présence, la visibilité et l’expression de la religion
personnelle ou institutionnelle. Si la neutralité religieuse ne peut
être égalitaire, elle pourrait être néanmoins équitable en
rééquilibrant par des mesures diverses, l’inégalité réelle de
son positionnement originel vis à vis des diverses options
religieuses et philosophiques.
Cette
politique se traduirait très paradoxalement par la garantie réelle
d’une liberté religieuse publique, y compris au sein des espaces
institutionnels, liberté religieuse non conflictuelle ou coercitive
mais liberté néanmoins bien réelle, servie par des mesures
d’aménagements pragmatiques et équitables, définie par une
législation et promue par une culture de la tolérance, du dialogue
et de l’entre connaissance réciproque qui est l’élément
véritablement manquant dans le dispositif des régimes occidentaux
qui en font la promotion. Sans culture de la tolérance, les tensions
sociales générées par le multiculturalisme mondialisé seront
difficiles à désamorcer. Cette culture est le véritable élément
susceptible de garantir une diversité religieuse dans une société
apaisée car il n’existe, comme nous l’avons vu, aucune solution
théorique proprement égalitaire. Une politique d’équité
religieuse destinée à atténuer les effets inégalitaires résultant
de la proximité et donc de la partialité de la laïcité vis à vis
de l’agnosticisme suppose au préalable la prise de conscience et
la reconnaissance de cette proximité et, partant, la diffusion
active de cette indispensable culture de la tolérance sans
lesquelles chaque mesure de rééquilibrage allumerait elle-même un
nouveau feu de contestation et nourrirait un conflit d’opinion
religieuse qui ne pourrait que fracturer davantage la société.
Fouad
Bahri
Notes
1-
« La laïcité est plus qu’un simple respect de la liberté
religieuse. Elle a une dimension, historique et culturelle,
émancipatrice. Elle fait le pari qu’il y a un espace commun de
rationalité à tous les citoyens. Ceux-ci peuvent, à la lumière de
la raison naturelle, s’entendre sur une définition de l’intérêt
général » Jean-Pierre Chevènement, interview de Valeurs
actuelles.
2-
Outre M. Chevènement lui-même, qui préside la Fondation de l’islam
de France, citons la cooptation de M. Hakim Karoui, nouvelle éminence
grise des réseaux laïcs, et de nombreux autres relais
institutionnels, universitaires ou politiques.