dimanche 18 mai 2014
Le Coran et l’éthique du décentrement
Dans la galaxie des "nouveaux penseurs" qui ont travaillé sur la question du sens, Selami Varlik est incontestablement une figure intellectuelle de premier plan. Philosophe, herméneute, spécialiste de l'interprétation des Textes sacrés, du Coran, ce penseur est au confluent de plusieurs mondes qu'il s'efforce naturellement de relier, réconcilier, se faire rencontrer. Le monde traditionnel turc de ses origines, celui gréco-latin de son univers intellectuel, sans oublier le triptyque incontournable de ses maîtres à penser : Fazlur-Rahman, le réformiste pakistanais, Gadamer, le disciple d'Heidegger, et Paul Ricoeur. Selami Varlik nous livre dans ses travaux sur l'herméneutique coranique des clés précieuses pour comprendre les enjeux d'un vieux conflit entre tradition et modernité. A une époque dominée par la superficialité, l'artifice et le prêt-à-penser, cette plongée dans les profondeurs coraniques est plus qu'une curiosité, une exigence. Voici le premier texte de l'auteur que La colline publie, intitulé "Le Coran et l’éthique du décentrement", réflexion issue d'une rencontre organisée par le Gaic (Groupe d'amitié islamo-chrétienne). http://www.legaic.org/article.php3?id_article=264
Nous poserons la question de la forme que pourrait avoir aujourd’hui une morale d’inspiration islamique à travers une réflexion sur l’effort mené par plusieurs réformistes modernes pour voir dans le Coran la primauté du moral sur le juridique. Ils jugent en effet le normatif trop présent, voire oppressant, dans la façon actuelle de comprendre et de vivre l’islam ; et proposent de poser la question de l’intention morale de Dieu, qui serait en accord avec le monde moderne. Toutefois cette approche pose un certain nombre de difficultés que nous allons évoquons dans un deuxième temps, après l’avoir préalablement décrite. Nous aurons ainsi l’occasion de nous demander en quoi, contre la lecture conservatrice qui enferme le texte dans le passé, cette lecture l’enferme dans le présent en réduisant son potentiel de signification. Nous verrons dès lors comment le fait de voir le texte plus comme une question que comme une réponse peut permettre de penser une éthique du décentrement.
La lecture intentionnaliste du texte
Ces intellectuels, parmi lesquels nous pouvons inscrire l’indo-pakistanais Fazlur Rahman (m. 1988), l’egyptien Nasr Hamid Abou Zeid (m. 2010) ainsi que le tunisien Mohamed Talbi, proposent de lire le Coran de façon intentionnaliste, ou finaliste, afin que ce que Dieu avait voulu dire prime sur ce qu’il a dit en révélant sa Parole. Ils considèrent que l’intention divine transcende le contexte historique de révélation du Coran. Il faut donc se demander ce que le Coran voudrait changer dans la vie des hommes. Il propose ainsi davantage une dynamique d’action plutôt qu’un modèle de société qui serait clos. Dans ‘Plaidoyer pour un islam moderne’, Mohamed Talbi a ainsi recours à la métaphore du « vecteur orienté », qu’il met en relation avec les finalités (maqāṣid) de la loi. « Comme un mathématicien », l’historien doit déterminer les points permettant de tracer un vecteur. Dès lors, une bonne exégèse doit aller dans le sens de ce vecteur afin d’aller dans le sens même voulu par Dieu.
Cette approche nécessite la prise en compte de l’évolution historique de la société qui reçut la révélation, en tenant notamment compte de ce qu’elle était avant et de ce qu’elle devint après. Dans son herméneutique du double mouvement, Fazlur Rahman propose que l’interprète aille à la période de la révélation pour, à partir des circonstances particulières, comprendre les finalités objectives du texte qui sont morales et non juridiques. Dans un deuxième temps, il revient à la période contemporaine pour se demander comment appliquer aujourd’hui ces finalités morales. De même, pour Talbi, la lecture historique est « une étape épistémologique et méthodologique pour pénétrer le sens du texte, dans son point de départ et son but, ce qui permet de mettre en évidence les solutions et de définir la route à suivre ».
Abou Zeid établit une dichotomie entre le sens historique (ma‘na) et son « importance » actuelle (maghza), c’est-à-dire la signification. Le sens désigne « l’interprétation immédiate des textes résultant de l’analyse des structures linguistiques telles qu’elles fonctionnent dans une culture donnée », c’est-à-dire ce que les premiers récepteurs destinataires comprirent immédiatement et qu’il faut comprendre en tenant compte du contexte linguistique et historique. Tandis que la signification a une dimension contemporaine. Le sens est stable alors que la signification est mobile, car elle varie en fonction des horizons de la lecture et de ses paramètres. Ce sont ces significations qui représentent les intentions réelles de la Révélation. Elles sont le fruit de l’interaction entre le sens historique et le contexte du lecteur. En plus de la contextualisation historique, l’approche intentionnaliste propose également de lire le Coran à travers une lecture globale, faisant intervenir la dialectique entre le tout du texte et ses parties. La certitude ne peut jamais appartenir à des parties précises du Coran, mais seulement au tout du système moral qu’il met en place, soit sa finalité. Les parties doivent être comprises à partir du tout, qui permet de comprendre l’esprit du texte et qui lui-même doit être compris par le biais des parties. Pour Rahman, c’est précisément la lecture atomiste qui a privilégié le juridique à l’éthique en aboutissant à des prescriptions normatives à partir de versets qui ne l’étaient absolument pas.
Parmi les principales valeurs que permet de justifier cette approche figurent la justice, la liberté ainsi que l’égalité, entre tous les hommes (à travers la question du refus de l’esclavage par exemple) ainsi qu’entre l’homme et la femme (à travers, entre autres, la critique de la polygamie ou des règles d’héritage). Selon Fazlur Rahman, l’intention de Dieu que contient le Coran, soit la finalité même du message de l’islam, est moral : constituer une société juste et égalitaire. Il donne un fondement théologique à ce point de vue puisque c’est précisément parce que Dieu est Un et au-dessus de toutes les créatures, que celles-ci ne peuvent être qu’égales entre elles. Ainsi, si dans une société où la femme était avant tout un bien, un objet de droit, le Coran en fait une personne, un sujet ayant des droits, le Coran est vu comme tout à fait en accord avec le discours contemporain défendant les droits de la femme, y compris ceux dont ne parle pas le Coran. De même pour ce qui est de l’esclavage qui est plus toléré qu’accepté dans le Coran. Étant donné toutes les directives quant au fait de bien traiter les esclaves et toutes les incitations à les libérer, il est clair, pense Talbi, qu’à terme, Dieu voudrait d’une société sans esclaves ; conclusion à laquelle arrive également Fazlur Rahman. L’approche d’Abou Zeid est sur ce point assez proche des deux auteurs précédents. A propos du fait que, selon le Coran, la femme hérite de la moitié de l’homme, il rappelle que dans le contexte culturel de la révélation, « c’est un progrès par rapport à la situation antérieure, où les femmes n’héritaient pas ». L’islam est donc « par excellence la religion de l’égalité », puisqu’un pas décisif a été franchi dans le sens de son émancipation totale et de son accès à une entière égalité avec l’homme. Le Coran fait preuve de « gradation », à l’image de l’interdiction de l’alcool en trois étapes, pour proposer un modèle de justice sociale où l’homme comme la femme seraient libres.
La violence des bonnes réponses
Bien que cette approche soit légitime et riche en perspectives, notamment dans un contexte où le normatif est incontestablement trop (et mal) présent, il n’en demeure pas moins qu’elle soulève un certain nombre de difficultés. Légitime et riche en perspectives, cette approche puisse-t-elle être, notamment dans un contexte où le normatif est incontestablement trop (et mal) présent, il n’en demeure pas moins qu’elle soulève un certain nombre de difficultés. L’intention divine est-elle si facilement connaissable ? Comment le lecteur moderne, lui-même historiquement déterminé, situé dans un contexte socio-politique ayant des enjeux et des stratégies propres de lecture, peut-il prétendre connaître avec une totale objectivité quel a toujours été le message moral du Coran. Autrement dit, le problème ici ne touche pas le fait de penser que le vouloir-dire de l’auteur dépasse le dire du texte, mais de prétendre connaître avec certitude et une fois pour toute en quoi consisterait cette intention. D’autant que, même s’il ne fait aucun doute que l’intention de ces penseurs est bonne, ce terme même d’« intention » nous invite à questionner les finalités mêmes du modèle de lecture qu’ils proposent. Dans un contexte tendu où l’on se demande si l’islam est compatible avec ceci ou cela (démocratie, droits de la femme, République, tolérance, égalité, Occident…), la réponse qui semblait la meilleure aux yeux de ces intellectuels était de répondre de façon affirmative – ce qui est légitime – en réduisant le Coran à un discours de confirmation, d’approbation – ce qui l’est moins… Le désir de construction d’un islam moderne risque alors de faire du Coran un réservoir de solutions venant systématiquement accréditer des conclusions obtenues ailleurs. La lecture scientifique du texte sacré fonctionne de la même façon. On lit toujours le texte de façon pour a y trouver la confirmation a posteriori de quelque chose.
Or, ces lectures ne voient pas à quel point elles sont elles-mêmes historiques et dans quelle mesure le contenu qu’elles donnent au message moral du Coran est tributaire d’un contexte bien spécifique. Lisant le passé à travers les grilles de lecture du présent (à l’inverse du littéraliste qui fait la même erreur dans l’autre sens), elles ne voient le texte que comme un moyen de justifier un certain nombre de valeurs morales, dont la légitimité et la primauté ne pose d’ailleurs, bien évidemment, absolument pas question. Ici, encore le texte est enfermé dans une période, sauf que celle-ci a la particularité d’être celle dans laquelle nous vivons, et non celle dans laquelle vivaient les musulmans il y a plus de dix quatorze siècles. Il ne s’agit donc ni de dire que le Coran n’a pas de message moral dépassant la dimension juridique, ni de refuser que ce message moral soit en accord avec une morale universelle, mais de pointer le risque de réduire cette dernière à une éthique particulière propre à un temps donné en restant déterminer par des stratégies inconscientes de lecture. Le danger est dès lors de stopper le potentiel de signification éthique du texte, sous prétexte que le véritable message moral du Coran, parfaitement en accord avec le monde dans lequel nous vivons, a enfin été trouvé une bonne fois pour toute. Ainsi, la réduction du texte à un simple « oui » au monde ne pose pas moins de difficultés que sa réduction à un « non », propre au discours conservateur et réactionnaire. Il s’agit là de deux attitudes extrêmes où le religieux sert de faire-valoir au politique et où le texte est considéré comme un stock de réponses aux questions qu’on lui pose. Dès lors, le Coran est vu comme ayant enfin apporté les bonnes réponses aux questions qu’on lui avait posées.
Alors que le texte lui-même devrait poser question, et préserver, par ce biais, autant son sens de l’approbation que sa capacité à la contestation. Mais cette contestation peut tout toucher, y compris le croyant dans ses certitudes les plus solides. Autrement dit, le texte sacré questionne, bouscule, décentre le lecteur en l’invitant sans cesse à voir les choses autrement. A travers ce décentrement, décrit par Paul Ricœur, le sujet « échange le moi, maître de lui-même, contre le soi, disciple du texte ». Et, le geste éthique fondamental du Coran se trouve précisément dans ce décentrement de soi, qui libère un espace dans lequel l’autre lecteur peut trouver une place. Car la violence de l’interprétation ne se situe pas uniquement dans le fait de parler de violence ou de la prôner, mais également dans l’arrogance d’une lecture qui, aussi légitime et pertinente puisse-t-elle être dans son contenu, se présente comme la meilleure et la dernière. Tandis que l’éthique du décentrement, nourrie par une dialectique entre le oui et le non au monde, enseigne la remise en question du soi narcissique, grâce à laquelle l’autre peut enfin pleinement exister. Il trouve en effet une place dans l’espace qui s’ouvre dans un soi qui se distancie de ses certitudes, permettant l’émergence d’une véritable éthique de l’altérité.
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