Fuir
le temps est impossible. Mais échapper à son emprise ne l'est pas.
La colline vous présente 8 manières d'y parvenir, en toutes
occasions. Histoire de comprendre que perdre du temps c'est en
gagner, et que vouloir en gagner c'est se résoudre à en perdre un
peu plus.
La
marche du monde
Nous
vivons une époque singulière à tous points de vue. Notre rapport
biaisé au temps en est l'une des marques. Jamais nous ne nous sommes
déplacés aussi vite que maintenant, jouissant de tous les modes de
transports possibles (voiture, bus, train, rer, métro, tramway,
vélo, moto, avions, bateaux...). Nos téléphones, tablettes, et
ordinateurs portables nous connectent au monde entier à chaque
instant, abolissant les notions d'espace et de temps. Notre course
effrénée contre le temps nous a placé dans une situation
paradoxale. Nous avançons très vite, beaucoup trop vite. E = MC2.
Notre vitesse de vie ne fait que s'accélérer et dans sa fuite
improbable, une chose lui a échappé des mains : notre conscience.
N'ayant plus de prise sur le temps, nos technologies nous ont coupé
du plus grand marqueur que nos existences avaient en leur possession,
le décompte minutieux, la prise de temps ou la prise du temps, seule
manière d'être en phase avec le cosmos et ses lois fondamentales
que nous ne pouvons violer impunément. Notre fulgurante échappée
transitoire et partielle nous a fragmenté, dispersé, fondu dans le
devenir temporel. La première manière de reconquérir notre force
d'inertie sera aussi celle qui nous libérera momentanément du temps
: la marche. Marcher est l'antithèse la plus commune de notre
époque. Nous n'avons quasiment plus besoin de marcher, et presque
plus de nous tenir debout, cette position si caractéristique de
l'homme nous dit-on, et symbolisant la dignité de sa nature. Si vos
jambes ne vous portent plus, ne vous en portez pas plus mal. A
quelques mètres de votre domicile, un arrêt de bus vous
transportera de joie jusqu'à la gare la plus proche. En attendant
votre chauffeur, un banc vous permet de vous reposer. Une fois en
gare, un escalator vous dispensera d'arborer ces odieux escaliers
aussi usant qu'interminables. Et une fois sur place, un ascenseur
vous élèvera jusqu'à votre destination finale. Dans ce trajet
formidable, deux choses pourtant sont restées sur le quai : la
conscience de votre corps, soumis à un repos quasi permanent, et
celle de votre moi, perdu dans cette totalité matérielle, dans
cette continuité technologique, où la virtualité et la vitesse
sont devenue plus précieuses que les limites du réel.
Il
est donc grand temps pour vous de marcher. Pourquoi ? Pourquoi alors
que le temps c'est de l'argent, qu'en perdre c'est perdre deux fois ?
Le temps n'est-il pas aussi le moyen d'atteindre le bonheur, aussi
fugitif soit-il ? Et en gagner ne fait qu'augmenter nos chances d'y
parvenir ! C'est ce que l'époque, cette subtile monstruosité qui
n’apparaît jamais, nous susurre à l'oreille. Alors marchons car
perdre du temps c'est en gagner. Marchons d'un point A vers un point
B, et redécouvrons la notion de voyage extérieur et intérieur.
Marchons encore pour endurer la fatigue, la chaleur, et récolter la
sainte rosée déversée sur nos fronts, celle-là même qui
rajeunira nos corps et leur offrira la vie pré-éternelle, la santé.
Oui, perdre du temps c'est en gagner. Nos pensées se bousculent,
notre esprit se met en ordre, nos doigts, ces chapelets de chair,
vibrent au son du sang qui boue. Les véhicules nous dépassent et
quelques regards de passagers inquiets et désabusés nous
transpercent l'âme, en vain. Notre conscience s'éveille au défi
anonyme que nous venons de jeter à la face de ce monde qui n'a plus
ni début ni fin.
La
prière du monde
La
prière est l'un des actes les plus harmonieux qui soit, de ceux qui
vous font vivre dans la lisière du temps mais vous en affranchissent
volontiers, comme la méditation. A l'opposé de la marche, la prière
est un acte immobile et prescrit selon une chronologie bien
déterminée. Elle est codifiée d'après une logique qui nous
échappe mais qui obéit à des règles immuables. En découpant nos
journées de son rythme régulier, elle nous impose une discipline
salutaire propre à nous éviter de nous étioler dans la dispersion,
de sombrer dans le maelstrom de nos sommeils éveillés et de nous y
noyer. La prière est aussi cette clé précieuse qui ouvre la porte
du temps pour vous conduire vers le Maître du temps, celui dont la
proximité en abolit l'emprise. C'est alors le moment où l'éternel
présent préfigure l'éternité édénique et où la simple mention
du nom de Dieu suffit à avancer ou retarder cette marche impassible
des astres, aiguilles de l'horloge cosmique. Au commencement était
le Verbe, sans conjugaison, ni déclinaison temporelle.
Le
travail sensé
Nous
appelons travail sensé, celui qui déborde son temps telle une
cruche se déversant dans la terre et y imbibant son fluide vital,
au-delà du cercle initial qui lui était assigné. Bâtir une école,
une bibliothèque, un hôpital, construire un pont, écrire un livre,
cultiver la terre, éduquer des enfants, instruire des élèves, font
partie de ces oeuvres investies par le sens. Le travail sensé n'est
pas tout à fait un travail utile car l'utilité est une notion plus
relative et moins enracinée que le travail sensé qui se hisse à un
niveau plus fondamental de signification dans l'ordre des choses. Le
travail sensé convertit les années qui lui sont consacrées en une
sève durable que les décennies effleurent à peine, comme la
bourrasque avec le chêne. Pour atteindre ce statut le travail sensé
doit fonder son inspiration sur une triple authenticité :
l'accomplissement d'une règle d'or (éduquer, soigner, réunir,
nourrir), la réalisation en vue d'autrui, la transmission de
l'oeuvre accomplie à des héritiers.
La
lecture
Le
seul mode de connexion plurichronologique que l'humain ait eu entre
ses mains. La lecture est un mouvement, une projection hors de soi
aux confins de mondes et d'époques innombrables. La lecture n'est
pas seulement synchronique ou diachronique, elle est avant toute
chose métachronique. Elle ignore les limites du temps, en franchit
les époques à son gré, commence par la fin et finit par le
commencement, si tant est qu'elle finisse. La lecture est un palais
de glace où le regard du texte nous renvoie vers l'intimité de nos
propres chapitres, sans que l'on ne puisse plus différencier où
débute le récit et où finit l'âme.
Le
rêve
Le
rêve est l'équivalent intérieure et immédiat de la lecture. Il
déploie les pages de notre être profond et nous en fait découvrir
la teneur à son gré et quand bon lui semble. Le rêve est par
définition cet espace hors-temps , ce no man's land spatial,
cette cinquième dimension propre à l'esprit. Aucune logique
chronologique n'y est à l'oeuvre,
si ce n'est la diffraction temporelle. Le temps n'est pas admis dans
cet archipel interdit.
La
patience
Règle
fondatrice des sagesses et des morales, la patience est cette
expérience qui nous confronte directement au temps, dans sa nudité
terrifiante et sa surprenante matérialité. Là où l'impatience
nous cloîtrent et nous enchaîne au temps au point de nous en faire
goûter l'infinité et le poids, ce qu'on appelle l'ennui, la
patience nous délivre des chaînes du temps. La patience n'est pas
une perte de temps mais une victoire sur lui car patienter c'est
échapper à l'emprise du temps.
La
lenteur
La
lenteur n'est pas la patience, même si elle l'implique. La
lenteur est contrairement aux apparences, un gain de temps, en
particulier dans les œuvres sensibles, peut-être en raison de la
fameuse règle de l'inversion analogique si chère aux symbolistes
traditionnels. Comme l'évoquait un personnage de fiction
cinématographique, un tireur d'élite, lenteur égal précision,
précision égal vitesse. Dans la fable de La Fontaine, la tortue
triomphe du lièvre.
Le
retard
Le
retard est la forme la plus surprenante de défi du temps. Dans nos
sociétés de plus en plus taylorisées où le temps est de l'argent,
signe de la profonde décadence de nos valeurs sociales, arriver à
l'heure est primordial. Moins par respect des conventions ou pour une
quelconque raison morale propre à une éthique du comportement. Le
retard est un affront ouvert à l'économie de marché, un acte de
provocation pour la logique du capital qui a su se doter des moyens
légaux de représailles propres à prévenir cette dissidence
ouverte potentiellement contagieuse. Et pourtant, si le retard ne
saurait être une règle de vie, il possède quelques vertus
certaines. Il nous permet une fois encore d'échapper à cette
emprise du temps, à cette course infernal dictée par la société,
à cette violence qui nous use lentement et profondément, telle une
goutte d'acide s'écoulant dans les tuyauteries d'un navire. C'est
par le retard que le salarié reconquière son moi et l'arrache des
mains aliénantes du système de production marchand.
Ne pas avoir de lave-vaisselle, et prendre le temps de laver ! :D
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