Une grille de lecture présente chez
certains sociologues de gauche (excusez ce pléonasme), tend
fréquemment à présenter et expliquer certains comportements des
jeunes ou moins jeunes issus des quartiers dits populaires par une
thèse politique, vernis brillant et clinquant appliqué à des
barres de tôle rongées par la rouille, autant dire une double
couche d'occultation déposée sur leur épiderme qu'on sait à fleur
de peau. De quoi parlons-nous ? De cette fameuse explication
populaire dans les milieux politiques indigènes, à savoir celle de
l'éternelle révolte des peuples victimes du continuum néocolonial
ou autre hydre issu de la pensée politique tiers-mondiste, du
fanonisme en moins talentueux, grille systématiquement appliquée à
chaque émeute, requalifiée de révolte populaire (révolte contre
qui ou quoi, pourquoi, on l'ignore toujours). Cette posture revêt un
autre habit rhétorique moins ringard chez nos amis sociologues mais
tout aussi pernicieux.
Un acte incompréhensible
Dans la très sérieuse revue numérique
que nous vous conseillons La vie des idées, une note de
lecture de François
Dubet à propos de l'ouvrage de DenisMerklen Pourquoibrûle-t-on des bibliothèques ?,
nous en livre la teneur. Extraits : «Un silence gêné entoure les
70 incendies de bibliothèques qui ont été allumés en France entre
1996 et 2013 (…) Alors que l’on peut comprendre les incendies des
commissariats de police comme des protestations contre la violence
des policiers et, au-delà, contre la violence de l’État, pourquoi
s’en prendre aux livres mis à disposition de tous dans les
quartiers qui semblent souvent abandonnés ? », commence par
s'interroger l'auteur de la note. L'indignation est certaine.
«L’incendie des bibliothèques est d’autant plus
incompréhensible qu’il souille un sanctuaire sacré puisque le
livre est, à la fois, ce qui nous attache à une culture universelle
et ce qui nous individualise, nous fait les sujets de notre propre
vie. Refuser le livre, c’est refuser la civilisation quelle que
soit la manière dont on la nomme». Ce n'est pas nous qui allons le
démentir.
Closer
dans les bibliothèques
C'est
alors que relayant l'autre son de cloche, celui des quartiers,
l'auteur poursuit par cette explication : «Les habitants distinguent
ceux qui vivent « dans » le quartier et ceux qui vivent
«sur» le quartier, les multiples intervenants qui viennent
d’ailleurs. À propos des bibliothèques, «on n’a rien demandé»,
«c’est fait pour nous endormir» alors que l’emploi reste le
problème essentiel. Bien sûr, tous les habitants du quartier ne
pensent pas ainsi et ne parlent pas ainsi, mais ils se sentent
confusément représentés par ceux qui lancent des pierres contre
des équipements qui ne sont pas de leur monde, par ceux qui vont en
groupe à la bibliothèque parce que, y aller seul, «c’est trop la
honte». Différentialisme territorial des jeunes contre une
intrusion élitiste de la bourgeoisie du centre-ville ? L'auteur se
veut nuancé, du moins aurait-on pu le croire. «Cependant, tout
n’est pas aussi simple car les habitants des quartiers lisent. Mais
ils veulent parfois lire ce qu’on ne trouve pas à la bibliothèque.
Faut-il mettre la presse people sur les rayons des bibliothèques ?
Denis Merklen plaide pour Closer
car, selon lui, cette littérature profondément méprisée dénonce,
aux yeux de ses lecteurs, les turpitudes des puissants, dévoile une
partie du jeu social cachée aux dominés. Elle participe de
l’économie morale des classes dominées qui saisissent le monde en
termes moraux bien plus qu’en termes proprement sociaux. Closer
serait ainsi l’héritière de la littérature « pornographique »
du XVIIIe siècle qui critiquait les institutions en dévoilant les
vices des puissants, préparant ainsi le terrain à la révolution».
Incendier
pour se faire entendre
Qu'on
se le dise ! La presse people est un ferment révolutionnaire
savamment dissimulé sous des torrents d'indécence visuelle.
D'ailleurs, quoi de mieux pour détrôner la nouvelle noblesse d'état
bling-bling que ces revues qui lui vont comme un gant. L'auteur
promeut donc la reconnaissance d'une nouvelle littérature propre à
ces indigènes, qu'il nomme la «littératie». «Denis Merklen
analyse la littérature des écrivains de banlieue, ceux qui envoient
des SMS et des messages, ceux qui écrivent des textes de rap, ceux
qui écrivent les livres des cailleras.
Or, toute cette production, cette « littératie », est
absente des bibliothèques, des médiathèques et des écoles qui
incarnent alors une régulation autoritaire de l’écrit (…) Dès
lors, les bibliothèques ne brûleraient pas seulement parce qu’elles
dominent et parce qu’elle viennent d’ailleurs, elles brûleraient
aussi parce que le conflit des légitimités culturelles est un
véritable conflit politique dont l’enjeu est l’interprétation
de l’expérience populaire. Et c’est la langue même de cette
interprétation «indigène» qui serait refusée. L’incendie des
bibliothèques ne serait pas seulement un geste de rage, ce serait
aussi un geste politique. Les bibliothèques brûlent parce le monde
populaire n’est pas entendu».
Le
résultat de 50 ans de ghettoïsation
Cette
grille de lecture présente donc comme un acte politique ce qui
relève d'une destruction de bien commun, à la manière de Sadri Khiari, chantre désenchanté du socialisme des damnés de la terre,
s'écriant tel un Danton maghrébin : «Brûler des voitures est un
acte politique». Je doute que des parents de la première ou seconde
génération voyant leur véhicule et leurs minces économies voler
en cendres partagent le même point de vue. Disons le, l'imposture de
ce discours réside dans le fait de greffer une partie des causes à
l'origine du malaise des jeunes enfermés dans un horizon social du
fait de choix politiques et urbains décidés il y a près de 50 ans,
dans celles de leurs actes. La seule dimension politique
de ces drames est dans la responsabilité des élus locaux, régionaux
et nationaux, bien décidés à parquer des populations immigrés
choisies mais non désirées, à les refouler dans des lieux
éloignés, clos, à les assigner à résidence dans des ghettos qui
ne devraient plus exister aujourd'hui.
L'émancipation
par la lecture
Quant
aux explosions de colère des quartiers, elles ne relèvent en aucune
manière d'actes politiques. Le prétendre relève soit de
l'ignorance de ce qu'est la politique, soit d'une inconscience
destinée à légitimer un discours de renarcissisation aussi
pitoyable qu'impuissant, une forme du ressentiment lancinent à
l'oeuvre dans ces esprits qui du fait d'une étrange inversion de
valeurs, finissent par vénérer leurs ghettos là où une
authentique émancipation passeraient par leurs destructions; soit
plus prosaïquement, d'une escroquerie idéologique. Ces émeutes
sont révélatrices d'un malaise, d'une rage, d'un cri identitaire et
existentiel adressé à la face du monde. Politiser ce malaise ne
contribue qu'à reléguer un peu plus ces classes populaires. La
réponse se trouve dans la construction et la structuration de leur
moi, pas dans la destruction cyclique de leur environnement. Dans
l'éducation et l'édification individuelle, propres à leur
permettre de contribuer par la lecture, l'effort et le travail, à
l'accomplissement d'eux-même et à l'auto-responsabilisation. Pas
dans le différentialisme exclusiviste ou dans le néo-culturalisme
sociologique qui verrait dans un SMS ou un mauvais texte de rap, la
manifestation du génie populaire, rehaussé par le paternalisme
bien pensant en «littératie», comprenez une littérature au
rabais. C'est en brûlant intérieurement les pierres de leur rage
personnelle que ces Français issus de leur propre destinée en
sortiront du fer, certainement pas en les projetant sur les autres.
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