Cher Jamel El Hamri,
C'est avec joie et
solennité que je t'adresse cette modeste lettre qui n'a d'autre
objectif que celui de nourrir et je l'espère, d'enrichir un débat
qui est si complexe que c'est presque malgré moi que je m'y engage.
Je tâcherais d'être succint pour éviter des développements
interminables et d'aller autant que possible à l'essentiel. Aussi
pardonne moi d'avance si mon style te paraîtra lapidaire. Saches que
ma volonté et mon cœur ne le sont pas.
Tu as publié un texte
intitulé Vers une jonction des luttes contre le sionisme et
l’islamophobie : Il est temps…, sur le site
etatdexception.net. Le titre résume à lui seul le programme que tu
proposes à ce que tu nommes la «communauté musulmane de France».
Ton texte est un texte de militant politique qui défend une vision
que nous pouvons définir comme étant de nature idéologique :
l'objet étant la question des «luttes contre le sionisme et
l'islamophobie». Tu n'y parles pas de stratégie politique et la
plupart de tes positions sont directement dérivées de cette vision
idéologique que je mentionnais en précisant qu'il s'agit d'une
vision de l'islam que tu définis et rattache directement à des
termes aussi divers que civilisation, valeurs, identité, communauté,
Dieu, autonomie, justice, dignité humaine, référentiel, espérance,
principes positifs, témoignage, féconder, spiritualité, éthique,
unité, résistance, libération... selon tes propres termes.
La fièvre du
romantisme militant
Je ne te cacherais pas que
ce texte soulève, selon moi, de nombreux problèmes que je vais
essayer d'exposer brièvement, pas seulement parce que je ne partages
pas en partie ou en totalité tes analyses, mais d'abord et surtout
parce que je crois que cette vision que tu nous offres, et que
beaucoup d'entre nous connaissent déjà, semble être un passage
obligé dans le parcours d'un esprit, et d'une conscience musulmane
engagée. C'est donc aussi un peu à moi-même que je m'adresse, ce
moi qui s'enivrait encore il y a une dizaine d'année de toute cette
effervescence militante, de ce fameux lyrisme romantique qui nous a
tous étreint à défaut de nous avoir embrassé, un lyrisme capable
de toutes les folies et qui, au nom du combat contre l'injustice, se
rêve à voir fusionner dans un seul élan révolutionnaire, une
fougue unique, plus proche du cataclysme naturel que de l'action
politique, l'ensemble des hommes et femmes de bonne volonté emportés
par leur amour des opprimés et leur haine des oppresseurs où qu'ils
soient sur cette Terre. Et bien sûr la Palestine. Et Jérusalem,
cette cité éternelle, à nulle autre pareille.
De la globalité de
l'islam
Mon cher Jamel, chaque mot
que tu saisis dans ton verbe incandescent me semble si brûlant que
je n'ose le toucher.
Je circonscrirais donc mon
propos aux termes de communauté, d'unité, d'éthique, de
spiritualité et de politique, termes que tu associes à cette vision
islamique d'une oumma civilisationnelle.
Cette vision est
identitaire, c'est à dire constitutive d'un Nous intérieur et
extérieur, psychologique et politique, spirituel et incarné,
éthique et pratique.
Les chercheurs associent
généralement cette vision à ce qui serait la dimension spécifique
de la religion islamique par rapport aux autres religions : sa
non séparation des sphères sacrées et profanes, célestes et
terrestres. Ils l'a nomment globalité de l'islam
(shumuliyya-l-islam). Et ils ont raison de le faire car cela
est juste. Mais c'est la compréhension de ce que recouvre cette
expression sémantique qui soulève des difficultés majeures,
notamment chez les militants. Beaucoup d'entre eux, leurs discours
l'attestent, considèrent que l'islam est un système, une idéologie,
celle de Dieu. Cette idéologie s'est constituée en réaction aux
assauts de la modernité occidentale dès la fin du XIXe siècle et
s'est affirmée progressivement au gré des combats que pouvaient se
livrer, marxistes, fascistes, nationalistes et libéraux dans un XXe
siècle qui fut prodigieusement... sanglant. Dans ce contexte, les
musulmans se devaient de protéger leur religion, leurs valeurs,
leurs croyances et leurs mœurs de ces intrusions qui les
terrifiaient. De faire face et de prouver que l'islam était aussi un
programme et une solution aux problèmes de l'humanité dans une
compréhension exclusivement formelle, politico-juridique, de cette
religion.
La lecture idéologique
est dépassée
Je ne porterais pas de
jugement sur la nécessité historique qui a accompagné l'émergence
de cette vision idéologique. La complexité des faits et la
diversité des hommes nous interdisent de postuler des assertions
toutes faites, des déclarations de principes universels tout droit
sortie de nos esprits enfiévrés, en proie à l'enthousiasme le plus
délétère car rien n'est plus suspicieux qu'un cœur
«enthousiaste», c'est à dire victime de son auto-satisfaction. Je
pense néanmoins que cette lecture doit être aujourd'hui dépassée
pour les citoyens de confession musulmane français que nous sommes.
Pourquoi ? Tout d'abord, parce que globalité ne signifie pas
système, holisme n'est point totalité figée et l'idéologie
n'implique nullement une quelconque approche intégrale, n'en
déplaise à ses thuriféraires. La globalité dont nous parlons est
une vision large, mouvante, englobante et dynamique du réel. Elle
est un horizon. Certainement pas le «nôtre» car l''horizon est
toujours nécessairement inaccessible.
Leur morale et la
nôtre !
A contrario, la posture
idéologique est un conditionnement politique de l'esprit qui le
pousse à systématiser ses jugements et à leur calquer une grille
de lecture prédéfinie, dans son évaluation du réel. En ce sens,
elle est éminemment dangereuse pour l'humanité, et ses effets sont
encore là pour nous le rappeler. L'idéologie broie absolumment tout
ce qui ne renvoie pas à sa propre évaluation des choses. Rien ne
résiste à sa marche funéraire. L'exclusion, l'excommunication,
l'ostracisme sont les tentacules à l'aide desquelles cette pieuvre
s'empare et se débarasse de ses proies. Dans sa fureur
purificatrice, elle détruit le monde à son image. La dimension
systématique des idéologies modernes est une réminiscence des
grandes philosophies allemandes, hégélienne notamment, puis
marxiste-léniniste. Toutes ces idéologies sont hantées par
l'obsession du contrôle et oeuvrent à proposer des systèmes
idéologico-politique qui fassent office de substitution aux
religions déclinantes du catholicisme et du luthérianisme
européens. Dans un engagement idéologique, la possibilité d'une
éthique est exclu. Le parti, le comité, ou je ne sais quelle autre
structure pilotant la marche du peuple, en est le garant. Seule
compte la victoire, la mobilisation contre l'ennemi et la seule
manière de le vaincre est de souder les rangs ; ce qui signifie
à l'évidence simplifier les choses, écarter la confusion, la
complexité, désamorcer les débats et éviter par dessus tout le
moindre questionnement éthique ce qui pourrait générer des doutes,
des questionnements et des revirements de position.
Le plus grand péril
pour l'islam
Dans un engagement
idéologique, la politique devient l'espace virtuel d'une guerre où
tous les moyens d'abattre l'ennemi sont bons. Aussi, je te le dis en
toute sincérité, cette voie n'est pas celle qui permettra à ses
soldats, ses contingents de fortune et ses réservistes de remporter
quoi que ce soit sinon l'insigne privilège d'assister à davantage
de déroute, de frustration, de rage, de ressentiment. La politique
telle que tu l'envisages et telle que la comprennent les militants
musulmans qui partagent ta vision idéologique est le cimetière des
convictions spirituelles et morales de l'islam, c'est une certitude.
C'est inévitable. Les leaders politiques qui se proclament musulmans
et prétendent diriger les rênes de la oumma ont tous dû à un
moment ou à un autre, se salir les mains. La politique est le plus
grand péril que le monde musulman ait jamais connu. Qu'est-ce que le
chiisme, sinon à la base un schisme politique de l'islam ? Les
salafistes du Hizb-al nour en Egypte se sont alliés à un tyran pour
abattre leurs concurrents politiques Frères musulmans. L'islamisme
et la ligne pro-palestinienne ne suffise pas à faire d'un leader un
homme respectable. Le Hezbollah libanais s'est allié au régime du
terrible Assad, criminel et fossoyeur de cette belle Syrie. Où que
tu poseras les yeux, cette vérité te les brûlera : la politique
est le cimetière des convictions islamiques les plus élevées et
les plus nobles.
La philosophie
politique du Coran
La logique inhérente à
la forme d'engagement de hard power que tu prescrits est un
chemin pavé de bonnes intentions mais truffé de polémiques,
discordes, divisions stériles mais encore une fantastique machine à
sectionner les idéaux et les liens les plus intimes de la fraternité
islamique. Pessimisme et individualisme sont les stations qui bordent
le quai de cette locomotive démoniaque. Les musulmans se ruinent
moralement avant d'avoir le pouvoir et se liquident spirituellement
quant ce n'est pas physiquement lorsqu'ils l'obtiennent. Tu ne
pourras rien n'y changer. Mais quoi ? Me saurais-je trompé dans
cette évaluation négative de la politique ? Serais-je
excessif, voire injuste dans mon jugement ? Et que nous dit la
philosophie des textes musulmans sur le pouvoir ? Et bien je
crois qu'elle nous dit la même chose et semble constamment nous
mettre en garde : «Vous vous empressez à obtenir le
commandement alors que ce sera une source de remords le jour de la
résurrection», «Par Dieu, nous ne donnons pas ces postes à celui
qui les brigue et qui insiste pour les obtenir», enseignait le
Prophète (PBDSL). Le mensonge, la tromperie, l'hypocrisie, la
faiblesse, l'amour des privilèges, la gloire sont les lauriers du
pouvoir et malheur à celui qui les cueillera ! Aucun des
califes de la tradition n'a accepté la charge du commandement et du
pouvoir lorsqu'elle s'est présentée à eux, aucun. Omar l'a
regretté au soir de sa vie. La politique est un mal, un mal
nécessaire, mais un mal tout de même. Seules les personnes les plus
disposées à l'exercer et les plus réticentes à la détenir
peuvent assumer cette charge.
Le pouvoir, opium des
hommes
Hélas, la masse des
peuples s'enivrent et se prend à espérer pouvoir se saisir des
appareils d'état, faire de la politique toujours au nom d'une
intention noble en soi : rendre la justice et rétablir
l'égalité des hommes. Mais qui a les moyens d'une telle ambition ?
Qui est à la hauteur d'un tel défi ? Et que dire des
conditions de fonctionnement de nos sociétés, qui possèdent leurs
propres règles ? Peux-tu me jurer cher Jamel, que les musulmans
dont tu parles sont au fait de ces règles, les connaissent, les
maîtrisent et sont conscients de la manière de faire de la
politique en France comme dans toute société de droit ?
Jouerais-tu ton salut personnel là-dessus ? Moi non. Aussi,
laisse moi te faire l'aveu qu'en ce qui me concerne les mots
politique, éthique, spiritualité, unité, sont absolument
contradictoires. Le premier, telle une cellule cancéreuse, se
précipite sur les autres pour les dévorer sans plus de remord car
telle est sa nature. Quelle que soit la piété et l'exemplarité de
celui qui en aura la charge, celle-ci aura raison de lui, alors même
que tu partageras sans doute avec moi cette idée que piété,
intégrité, patience et sagesse sont des viatiques rares à notre
époque.
Qu'est-ce que la
oumma ?
Ceci étant dit, jetons un
coup d'oeil à cette idée de communauté que tu évoques
fréquemment. Observons-là d'un point de vue normatif puis
politique, car ces deux niveaux de signification se retrouvent dans
ton texte. La communauté musulmane est la traduction du terme de
oumma, qui est un concept coranique réel. Je ne suis pas de ceux qui
considèrent que la notion d'oumma est imaginaire et utopique. Je
suis en revanche de ceux qui critiquent une fois encore le sens
qu'elle revêt aux yeux des militants, de ceux que j'ai connu et de
ceux que j'écoute et lis. Il me semble pour commencer qu'on peut se
mettre d'accord pour affirmer le fait que l'ensemble des musulmans du
monde entier ne forme pas un groupe homogène et uni sur certaines
positions, valeurs ou pratiques, qu'on appelerait oumma. Le monde
musulman est divisé et déchiré en plusieurs courants de pensée ou
de pratiques qui au mieux s'ignorent, au pire se font la guerre. Cela
interdit-il de penser le concept de oumma ? Je ne le crois pas,
dès lors qu'on se met d'accord sur sa signification. En ce qui me
concerne, la oumma n'est pas une notion quantitative ou politique. Le
Coran qualifie quelque part le Prophète Ibrahim (sur lui la paix) de
oumma, alors même qu'il est seul. Ce verset nous donne l'occasion de
saisir la richesse sémantique de ce concept, un seul être pouvant
se substituer à tout un groupe, le surpasser ou lui donner
naissance.
Un cadre de valeurs, un
espace intérieure de foi
La oumma est un cadre
spirituel qui réunit dans l'espace illimité de l'esprit, hommes et
femmes autour d'une croyance. Si la totalité des musulmans partagent
tous la croyance que Dieu est unique, que Muhammad est son Envoyé,
le Coran la parole de Dieu, les Anges et les Livres révélés une
réalité, le Paradis et l'Enfer une vérité et le Jugement dernier
une destination irrémédiable, alors il existe une oumma sous le
rapport spirituel ou religieux du terme. La oumma est aussi un cadre
éthique, un territoire normatif et axiologique qui régit des droits
et des devoirs au sens moral et non juridico-politique de ces termes.
Ce même cadre régit d'ailleurs aussi les rapports entre musulmans
et non-musulmans, ce qui représente la première faille d'une
compréhension exclusivement communautaire du terme de oumma. Le fait
est que la vocation de l'islam est universel, que cette vocation se
retrouve à tous les coins de la pensée islamique. De la même
manière que les systèmes idéologiques sont une prison pour l'islam
qui est par nature métapolitique, une conception identitaire et
fermée de la oumma n'enfermera jamais le message coranique dans les
recoins étroits de la raison humaine. Il reste à penser cette
universalité du message coranique.
Renverser le Ciel et la Terre
Si nous sommes d'accord
pour considérer que la oumma est un cadre, un espace
éthico-spirituel, nous ne le sommes plus si tu donnes à ce terme
une dimension politique. Beaucoup de mouvements et d'organisation
font de l'islam une idéologie politique, comme je le rappelais. Il
est même des organisations dont les bases idéologiques se
retrouvent du côté du tiers-mondisme révolutionnaire et marxiste
qui ont fait en France du terme de musulman une notion politique, à
l'image des Indigènes de la République. Peux-t-on imaginer pire
subversion ? Plus grave renversement de l'ordre divin ? La
Terre devient le Ciel et le Ciel une pierre qu'on jette à la face de
ses ennemis. Pour des hommes et des femmes de France et de religion
musulmane, que peut signifier s'engager politiquement au nom de
l'islam ? Je ne le sais pas car cette phrase ne me semble avoir
aucun sens. Examinons-là. Est-ce militer pour un regroupement
communautaire des musulmans qui plaideraient et agiraient dans le but
de faire respecter leurs droits auprès de l'Etat ou des autres
groupes sociaux ? Si l'islam est la base et l'identité de ce
regroupement, alors nous sommes en face d'un projet sécessionniste
qui fait de l'appartenance à l'islam un critère politique de
discrimination positif ou négatif, et qui entreprend de changer les
règles sociales et politiques françaises. Autrement dit, un groupe
qui entre en conflit idéologique ouvert avec la France, son Etat,
ses institutions et ses citoyens. Si telle est l'option proposée, la
discussion prend fin car je rejette totalement cette option. On ne
peut faire de politique sur la base d'une règle confessionnelle,
d'un dogme ou d'une pratique religieuse.
A propos de
l'universalité de l'islam
La politique est une
affaire profane, terrestre, temporelle. On ne gouverne pas pour les
«siens» mais pour tous. Il n'est donc pas possible de mobiliser
politiquement des hommes et des femmes sur la base de slogans
religieux pour prétendre ensuite que c'est une démarche
universelle. Le croire est une erreur, le penser est malhonnête,
l'accomplir est un sacrilège. Les musulmans n'ont pas été mandaté
par Dieu pour s'emparer du pouvoir et dominer les hommes. Ils l'ont
été pour se mettre à leur service et bâtir avec eux une société
fondée sur des principes partagés. Si l'islam est la religion
universelle des hommes, c'est qu'elle est une fantastique religion de
liberté, de non partialité, dans laquelle le sectarisme, l'esprit
de parti et l'orgueil n'ont pas leur place. Les principes de l'islam
sont universels car ils sont l'émanation de la Volonté de Dieu.
Là-encore, une solide réflexion menée sur notre possibilité de
développer une approche et une compréhension universelle de l'islam
nous font défaut, alors même que tout l'enjeu est là car c'est
précisément sur ce terrain que se saisira la notion de
shumuliyya-l-islam. Un terrain simultanément philosophique,
éthique, religieux et spirituel.
Quelle politique et
sous quelles conditions ?
La basse pratique de la
politique faite au nom de l'islam a détourné et détournera plus
d'hommes de cette noble religion que ne le feront jamais les plus
grandes entreprises sataniques. Un citoyen peut s'engager
individuellement au nom de convictions profondes et intimes qu'il
n'est point besoin de connaître, des convictions religieuses ou
philosophiques, qui lorsqu'elles sont vécues sincèrement, émanent
naturellement des individus et sont plus éloquentes que les plus
beaux discours prosélytes. La Constitution de Médine nous offre un
exemple de ce que peut-être un travail inclusif et non systématique,
c'est-à-dire idéologique de l'islam pensé comme message universel
non pas théoriquement seulement mais pratiquement, ce qui est plus
rare. A condition de le replacer dans son contexte et de ne pas
recopier aveuglément ce modèle. Si traduire, c'est trahir, imiter
c'est caricaturer, ce qui résume bien il me semble la situation
générale des musulmans, un peu partout dans le monde.
Du danger de l’hyper-confessionnalisation
Il faut se réapproprier
les choses, distinguer les espaces d'identifications et ne pas
confondre cadre communautaire et cadre public. C'est pour cette
raison qu'il faut également cesser l'un de nos travers les plus
fréquents : l’hyper-confessionnalisation. Nous islamisons tout
et n'importe quoi, jetant à la face de nos interlocuteurs une
identité islamique dont nous ne sommes pas les meilleurs
ambassadeurs, c'est un euphémisme de le reconnaître, et qui plus
est, cette armure et ce bouclier islamique que nous arborons nous
prive d'une partie importante de notre identité, qui est notre
francité. Beaucoup d'entre nous refusent de reconnaître cette
francité et cette appartenance culturelle et naturelle à la France.
Trop dur à avouer pour certains qui ont investi le discours
judiciaire et réclame en permanence des comptes au sujet de
l'histoire coloniale de la France. Au point de rester sur le rebord
de l'histoire et de regarder défiler les trains du présent. Sur la
sphère publique, nous sommes des êtres humains, hommes, femmes,
jeunes, plus âgé, travailleurs ou étudiants, Français ou
étrangers, adeptes de hobbies divers (musique, lecture sport),
croyants ou non croyants... Qu'on y réfléchisse à deux fois et on
s'accordera à reconnaître que l'islamité des musulmans pour
essentielle et fondatrice qu'elle soit du point de vue ontologique,
n'élude en aucun cas les autres dimensions de l'être.
Le pouvoir corrompt, la
politique divise
Résumons notre réflexion.
L'engagement politique est contradictoire à long terme avec les
principes de l'éthique, la politique est un mal nécessaire
collectivement mais il ne l'est pas individuellement, elle est
facteur de divisions, de troubles et d'affrontements : de ce fait la
politique ne doit pas être recherchée comme une activité
prioritaire, bénéfique, mais comme une charge écrasante, qui
s'impose plus qu'elle n'en impose. Elle est l'une des pires sources
de maux ici-bas et plus encore dans l'au-delà. A ce titre, il est
curieux mais révélateur de voir que tant de fidèles se passionnent
pour la politique et se prennent à espérer voir émerger des
leaders ou des organisations islamiques sur les scènes du pouvoir
dans une espèce de scénario messianique où le Bien et le Juste
triompheront du mal et de l'injustice. Combien ignorent encore que le
pouvoir à la faculté alchimique de transmuter les volontés d'or en
de vieilles plaques d'acier rouillé.
Par ailleurs, nous avons
défini ce que nous pouvions entendre par «communauté musulmane» :
un cadre commun, partagé, un espace intérieur et spirituel de
croyances et de valeurs vécues et transmises par des hommes et des
femmes. Non une organisation socio-politique ayant pour objectif de
dominer ses prochains et de leur imposer une quelconque loi ou règle
de vie.
Ces deux notions étant clarifiées, il reste la
notion de civilisation que tu abordes. Sujet trop vaste pour
s'étendre, mais disons qu'on peut la comprendre comme une extension
de la oumma au niveau international impliquant l'idée d'une
continuité historique, géographique, culturelle, économique,
politique et religieuse. Je ne développerais pas ce point car tu ne
le définis pas précisément. Je te ferais juste remarquer que tu
écris toi-même : «Il est temps de comprendre que l'Islam est
plus qu'une religion, il est également un référentiel, une
civilisation, une espérance», puis plus loin «Notre identité
musulmane vécue en Europe, fruit elle-même d'une jonction entre
deux civilisations, donne du sens à notre présence en Europe :
celui du témoignage.» Il y aurait donc d'un côté une entité
qu'on appellerait la civilisation islamique, et de l'autre des
synthèses civilisationnelles, sorte de métissages culturels et
religieux, dont les musulmans d'Europe eux-mêmes seraient
l'exemple ? Cela mérite éclaircissement.
Que faire ?
Ainsi, je te l'affirme très cher Jamel, la vision
systématique de l'idéologie islamique, loin de contribuer à
l'épanouissement spirituel et social de l'homme, ne fait que
supprimer l'un au nom de la nécessité implacable de l'autre. Les
sphères diverses de la praxis humaine se neutralisent les unes les
autres dans un jeu où la victoire se substitue au Bien, la Force au
Message et la masse, qui est en réalité un handicap, un facteur
d'instabilité et de désordre, à l'union sincère et bien comprise
des hommes de bonne volonté.
Alors, me diras-tu, que faire ? Et que nous
est-il permis d'espérer, dirait Kant ?
J'y viens. Le temps d'une stratégie uniforme et
inconditionnelle d'action politique fondée sur la masse, le public,
le vote, la manifestation ou la contestation organisée autour de
slogans ou de causes communes, n'est plus. L'heure est à la création
de réseaux informels économiques, sociaux, intellectuels et
religieux. Un néo-communautarisme d'ouverture, intelligent, mobile,
fluide, dynamique et expérimenté, capable de se projeter sur le
long terme, de mesurer ses actes, de disparaître du champs de la
visibilité médiatique au moment où il investit par un dur labeur,
exigent, discipliné, discret, solitaire mais non isolé, la société
de ses prochains. Un mouvement éthico-philosophique qui se pense tel
et se vit tel, structuré autour de valeurs simples mais
indispensables : le travail, l'excellence, le savoir, l'éthique
personnelle, la foi, l'amour, le pardon et la patience. Un mouvement
et non une organisation, trop rigide, trop ferme, trop lourde et trop
lente. Un mouvement pour que chacun y trouve sa place sans avoir à
l'a payé autrement que par son investissement personnel sur des
projets consensuels, unitaires.
Travail, éducation, instruction : les vrais
priorités
Un mouvement où l'engagement politique direct est
collectivement écarté comme source de division et d'éclatement
prévisible, même si l'engagement individuel demeure honorable dès
lors où sa seule finalité est de partager des valeurs, par l'acte
oratoire et la démarche comportementale, avec ses compatriotes. Le
renoncement à la politique et à la soif de pouvoir est une exigence
islamique. Les vrais enjeux sont ailleurs. L'éducation encore et
toujours. Mais encore : quel jihad plus important pour notre
société que la lutte contre le chômage et la pauvreté ?
Peux-tu me citer une seule initiative néo-communautaire oeuvrant
dans ce sens ? A la création d'emplois ? Au financement de
formations ? De créations d'entreprises, via le financement de
fonds par la zakat ou la taxe sur le halal ? Au partage de ressources
professionnelles et à la mise en synergie des compétences ?
La formation d'élites est indispensable. Encore faut-il avoir
élaboré une vision globale de l'islam à la hauteur des challenges
qui nous attendent. Education religieuse, instruction intellectuelle,
autonomie financière : ce triptyque est à la base de la
réforme qui nous attend.
L'offensive salafiste sur l'islam de France
Mais nous en sommes loin, et à vrai dire, les
mouvements islamiques les plus dynamiques actuellement sont les
mouvements salafistes 2.0. Des mouvements qui représentent une
réelle menace du point de vue des objectifs traditionnellement
assignés aux mouvements réformistes au sens large de ce terme. La
ligne idéologique du salafisme est un défi que nous ne devons pas
délaisser ou dédaigner : il nous faut l'affronter calmement
mais intelligemment. Or, nous n'en sommes pas là. Les cadres
religieux issus de la troisième génération non salafistes n'y voit
pas de problème majeur, mettent les multiples désaccords sur le
compte de la divergence naturelle en islam, et au nom de l'union, se
taise sur les dégâts considérables provoqués par cette mouvance,
quant ils ne s'associent pas ensemble sur des projets. Le terrain est
libre pour le salafisme qui a gagné de nombreux fidèles à sa
cause. Je n'en dirais pas plus, ce sujet méritant un article à part
entière, et mettant bien trop allongé.
Nous en sommes à la conclusion de cette lettre, et
tu pourrais me reprocher ceci : je n'ai pas répondu à la
question faut-il conjuguer lutte contre l'islamophobie et sionisme.
En fait, j'y ai répondu, à ma manière, sans doute pas comme tu
l'aurais espérer. Ne m'en tiens pas rigueur.
En espérant cher Jamel que cette lettre te trouveras
dans les meilleurs dispositions intellectuelles et spirituelles, je
te prie d'agréer volontiers l'expression de ma considération, de ma
sympathie et de ma fraternité la plus sincère.
Nous avons eu un régime politique islamique qui a régné pendant plus de mille ans, et les musulmans ont pu, à travers leurs actions islamiques, fonder toute une civilisation. C’est pourquoi, la question n’est pas de fonder un ordre économique islamique ou social en évacuant la question politique, mais de trouver une nouvelle formule à ce régime qui pourra se mouvoir à travers les domaines politiques, économiques et sociaux, et se comparer voire entrer en compétition avec les autres organisations actives. Le problème est dans la forme et ne se trouve pas dans le fond. Car, la pensée islamique a déjà vécu une longue expérience et diversifiée en traitant tous les besoins de l’être humain dans toutes ses phases, et en cela l’ordre islamique n’a pas été un simple slogan incantatoire qui cherchait un terrain d’application, il a en revanche et depuis longtemps constitué une entité concrète, intellectuelle, juridique et philosophique. Notre problème est donc de trouver comment faire émerger cet ordre islamique dans notre contexte nouveau.
RépondreSupprimerIl faudrait commencer par corriger certaines idées reçues sur l’islam. D’aucuns pensent que l’Islam est avant tout une morale philosophique qui vise davantage à doter l’homme d’une éthique que d’une responsabilité politique. Pourtant, lorsqu’on étudie l’histoire, l’on s’aperçoit que dès l’aube de l’Islam, l’état intellectuel s’articulait et interagissait de façon active avec le réel, que ce soit au niveau politique, au niveau du Jihâd ou de l’Ijtihâd. L’état intellectuel de l’époque n’était ni individuel ni ne se situait à l’extérieur du réel, mais se complétait avec le réel. Ainsi, depuis l’aube de l’Islam, il n’y eut aucun débat sur la séparation des rôles du théologien, du soldat, du politique, du sociologue, de l’intellectuel. Il n’avait aucune raison d’être. Le théologien était aussi bien un soldat qu’un économiste, etc. Et ceci fut en vigueur jusqu’à la fin du pouvoir Ottoman. Ainsi, au commencement, la pensée islamique et la question du pouvoir étaient en coappartenance intime et naturelle. On nous rétorque volontiers que le pouvoir politique musulman a connu de nombreuses dérives, et qu’il faudrait donc se garder d’entrer en compétition pour le pouvoir. A cela, pour faire vite, nous répondrons de la façon suivante : « Or, personne ne portera le fardeau de l'autrui » (Fâtir, 18)
(Suite).
Pourtant, certains musulmans, sous la pression de l’idéologie laïque et heureux de confiner l’Islam dans le périmètre d’une zâwiya, jettent un regard plus que suspicieux sur les musulmans qui veulent faire valoir eux aussi leurs projets au niveau politique, sous le prétexte que l’Islam est fondamentalement apolitique. Ils croient que l’Islam est uniquement une relation intime entre le serviteur et son Seigneur. Oubliant par-là que l’Islam est aussi une religion qui, potentiellement, fait face à tous les défis de la vie, elle est en cela profondément réformatrice, ce que nous appelons « al-amru bi-lma’roufi wa an-nahyu ‘ani-l-munkari ». Que l’on ne s’y trompe pas, la religion musulmane ne peut pas se laisser comprendre à travers la compréhension occidentale de la religion de façon générale. La religion musulmane englobe toute la vie, et ne peut pas se résumer à un certain soufisme new look que l’on vit au plus profond de soi-même. Non, nous ne voulons pas de cet Islam Nietzschéen, nous ne voulons pas de l’Islam des faibles qui sclérose notre volonté !
SupprimerD’ailleurs, l’opinion de ces gens-là ne se distingue pas de celle des salafistes qui, eux aussi, refusent de considérer la dimension fondamentalement politique de l’Islam. N’est-ce pas dans leur jurisprudence qu’il est clairement stipulé que les musulmans n’ont pas le droit de tenter de déchoir le gouverneur de son pouvoir, fut-il pervers ?!
Il est temps…que le vide sur la scène politique soit comblé par des musulmans pour trois raisons au moins : d’abord, on ne peut connaitre les rouages des politiques qu’en étant présent dans ses coulisses, ensuite, pour être crédible, il faudrait porter nos projets à une échelle symbolique forte, enfin, à un discours politique déviant seule une réponse politique alternative y fera face...