dimanche 20 juillet 2014

Lettre à un militant musulman de France






Cher Jamel El Hamri,

C'est avec joie et solennité que je t'adresse cette modeste lettre qui n'a d'autre objectif que celui de nourrir et je l'espère, d'enrichir un débat qui est si complexe que c'est presque malgré moi que je m'y engage. Je tâcherais d'être succint pour éviter des développements interminables et d'aller autant que possible à l'essentiel. Aussi pardonne moi d'avance si mon style te paraîtra lapidaire. Saches que ma volonté et mon cœur ne le sont pas.

Tu as publié un texte intitulé Vers une jonction des luttes contre le sionisme et l’islamophobie : Il est temps…, sur le site etatdexception.net. Le titre résume à lui seul le programme que tu proposes à ce que tu nommes la «communauté musulmane de France». Ton texte est un texte de militant politique qui défend une vision que nous pouvons définir comme étant de nature idéologique : l'objet étant la question des «luttes contre le sionisme et l'islamophobie». Tu n'y parles pas de stratégie politique et la plupart de tes positions sont directement dérivées de cette vision idéologique que je mentionnais en précisant qu'il s'agit d'une vision de l'islam que tu définis et rattache directement à des termes aussi divers que civilisation, valeurs, identité, communauté, Dieu, autonomie, justice, dignité humaine, référentiel, espérance, principes positifs, témoignage, féconder, spiritualité, éthique, unité, résistance, libération... selon tes propres termes.

La fièvre du romantisme militant

Je ne te cacherais pas que ce texte soulève, selon moi, de nombreux problèmes que je vais essayer d'exposer brièvement, pas seulement parce que je ne partages pas en partie ou en totalité tes analyses, mais d'abord et surtout parce que je crois que cette vision que tu nous offres, et que beaucoup d'entre nous connaissent déjà, semble être un passage obligé dans le parcours d'un esprit, et d'une conscience musulmane engagée. C'est donc aussi un peu à moi-même que je m'adresse, ce moi qui s'enivrait encore il y a une dizaine d'année de toute cette effervescence militante, de ce fameux lyrisme romantique qui nous a tous étreint à défaut de nous avoir embrassé, un lyrisme capable de toutes les folies et qui, au nom du combat contre l'injustice, se rêve à voir fusionner dans un seul élan révolutionnaire, une fougue unique, plus proche du cataclysme naturel que de l'action politique, l'ensemble des hommes et femmes de bonne volonté emportés par leur amour des opprimés et leur haine des oppresseurs où qu'ils soient sur cette Terre. Et bien sûr la Palestine. Et Jérusalem, cette cité éternelle, à nulle autre pareille.


De la globalité de l'islam

Mon cher Jamel, chaque mot que tu saisis dans ton verbe incandescent me semble si brûlant que je n'ose le toucher.

Je circonscrirais donc mon propos aux termes de communauté, d'unité, d'éthique, de spiritualité et de politique, termes que tu associes à cette vision islamique d'une oumma civilisationnelle.

Cette vision est identitaire, c'est à dire constitutive d'un Nous intérieur et extérieur, psychologique et politique, spirituel et incarné, éthique et pratique.

Les chercheurs associent généralement cette vision à ce qui serait la dimension spécifique de la religion islamique par rapport aux autres religions : sa non séparation des sphères sacrées et profanes, célestes et terrestres. Ils l'a nomment globalité de l'islam (shumuliyya-l-islam). Et ils ont raison de le faire car cela est juste. Mais c'est la compréhension de ce que recouvre cette expression sémantique qui soulève des difficultés majeures, notamment chez les militants. Beaucoup d'entre eux, leurs discours l'attestent, considèrent que l'islam est un système, une idéologie, celle de Dieu. Cette idéologie s'est constituée en réaction aux assauts de la modernité occidentale dès la fin du XIXe siècle et s'est affirmée progressivement au gré des combats que pouvaient se livrer, marxistes, fascistes, nationalistes et libéraux dans un XXe siècle qui fut prodigieusement... sanglant. Dans ce contexte, les musulmans se devaient de protéger leur religion, leurs valeurs, leurs croyances et leurs mœurs de ces intrusions qui les terrifiaient. De faire face et de prouver que l'islam était aussi un programme et une solution aux problèmes de l'humanité dans une compréhension exclusivement formelle, politico-juridique, de cette religion.

La lecture idéologique est dépassée

Je ne porterais pas de jugement sur la nécessité historique qui a accompagné l'émergence de cette vision idéologique. La complexité des faits et la diversité des hommes nous interdisent de postuler des assertions toutes faites, des déclarations de principes universels tout droit sortie de nos esprits enfiévrés, en proie à l'enthousiasme le plus délétère car rien n'est plus suspicieux qu'un cœur «enthousiaste», c'est à dire victime de son auto-satisfaction. Je pense néanmoins que cette lecture doit être aujourd'hui dépassée pour les citoyens de confession musulmane français que nous sommes. Pourquoi ? Tout d'abord, parce que globalité ne signifie pas système, holisme n'est point totalité figée et l'idéologie n'implique nullement une quelconque approche intégrale, n'en déplaise à ses thuriféraires. La globalité dont nous parlons est une vision large, mouvante, englobante et dynamique du réel. Elle est un horizon. Certainement pas le «nôtre» car l''horizon est toujours nécessairement inaccessible.



Leur morale et la nôtre !

A contrario, la posture idéologique est un conditionnement politique de l'esprit qui le pousse à systématiser ses jugements et à leur calquer une grille de lecture prédéfinie, dans son évaluation du réel. En ce sens, elle est éminemment dangereuse pour l'humanité, et ses effets sont encore là pour nous le rappeler. L'idéologie broie absolumment tout ce qui ne renvoie pas à sa propre évaluation des choses. Rien ne résiste à sa marche funéraire. L'exclusion, l'excommunication, l'ostracisme sont les tentacules à l'aide desquelles cette pieuvre s'empare et se débarasse de ses proies. Dans sa fureur purificatrice, elle détruit le monde à son image. La dimension systématique des idéologies modernes est une réminiscence des grandes philosophies allemandes, hégélienne notamment, puis marxiste-léniniste. Toutes ces idéologies sont hantées par l'obsession du contrôle et oeuvrent à proposer des systèmes idéologico-politique qui fassent office de substitution aux religions déclinantes du catholicisme et du luthérianisme européens. Dans un engagement idéologique, la possibilité d'une éthique est exclu. Le parti, le comité, ou je ne sais quelle autre structure pilotant la marche du peuple, en est le garant. Seule compte la victoire, la mobilisation contre l'ennemi et la seule manière de le vaincre est de souder les rangs ; ce qui signifie à l'évidence simplifier les choses, écarter la confusion, la complexité, désamorcer les débats et éviter par dessus tout le moindre questionnement éthique ce qui pourrait générer des doutes, des questionnements et des revirements de position.

Le plus grand péril pour l'islam

Dans un engagement idéologique, la politique devient l'espace virtuel d'une guerre où tous les moyens d'abattre l'ennemi sont bons. Aussi, je te le dis en toute sincérité, cette voie n'est pas celle qui permettra à ses soldats, ses contingents de fortune et ses réservistes de remporter quoi que ce soit sinon l'insigne privilège d'assister à davantage de déroute, de frustration, de rage, de ressentiment. La politique telle que tu l'envisages et telle que la comprennent les militants musulmans qui partagent ta vision idéologique est le cimetière des convictions spirituelles et morales de l'islam, c'est une certitude. C'est inévitable. Les leaders politiques qui se proclament musulmans et prétendent diriger les rênes de la oumma ont tous dû à un moment ou à un autre, se salir les mains. La politique est le plus grand péril que le monde musulman ait jamais connu. Qu'est-ce que le chiisme, sinon à la base un schisme politique de l'islam ? Les salafistes du Hizb-al nour en Egypte se sont alliés à un tyran pour abattre leurs concurrents politiques Frères musulmans. L'islamisme et la ligne pro-palestinienne ne suffise pas à faire d'un leader un homme respectable. Le Hezbollah libanais s'est allié au régime du terrible Assad, criminel et fossoyeur de cette belle Syrie. Où que tu poseras les yeux, cette vérité te les brûlera : la politique est le cimetière des convictions islamiques les plus élevées et les plus nobles.



La philosophie politique du Coran

La logique inhérente à la forme d'engagement de hard power que tu prescrits est un chemin pavé de bonnes intentions mais truffé de polémiques, discordes, divisions stériles mais encore une fantastique machine à sectionner les idéaux et les liens les plus intimes de la fraternité islamique. Pessimisme et individualisme sont les stations qui bordent le quai de cette locomotive démoniaque. Les musulmans se ruinent moralement avant d'avoir le pouvoir et se liquident spirituellement quant ce n'est pas physiquement lorsqu'ils l'obtiennent. Tu ne pourras rien n'y changer. Mais quoi ? Me saurais-je trompé dans cette évaluation négative de la politique ? Serais-je excessif, voire injuste dans mon jugement ? Et que nous dit la philosophie des textes musulmans sur le pouvoir ? Et bien je crois qu'elle nous dit la même chose et semble constamment nous mettre en garde : «Vous vous empressez à obtenir le commandement alors que ce sera une source de remords le jour de la résurrection», «Par Dieu, nous ne donnons pas ces postes à celui qui les brigue et qui insiste pour les obtenir», enseignait le Prophète (PBDSL). Le mensonge, la tromperie, l'hypocrisie, la faiblesse, l'amour des privilèges, la gloire sont les lauriers du pouvoir et malheur à celui qui les cueillera ! Aucun des califes de la tradition n'a accepté la charge du commandement et du pouvoir lorsqu'elle s'est présentée à eux, aucun. Omar l'a regretté au soir de sa vie. La politique est un mal, un mal nécessaire, mais un mal tout de même. Seules les personnes les plus disposées à l'exercer et les plus réticentes à la détenir peuvent assumer cette charge.

Le pouvoir, opium des hommes

Hélas, la masse des peuples s'enivrent et se prend à espérer pouvoir se saisir des appareils d'état, faire de la politique toujours au nom d'une intention noble en soi : rendre la justice et rétablir l'égalité des hommes. Mais qui a les moyens d'une telle ambition ? Qui est à la hauteur d'un tel défi ? Et que dire des conditions de fonctionnement de nos sociétés, qui possèdent leurs propres règles ? Peux-tu me jurer cher Jamel, que les musulmans dont tu parles sont au fait de ces règles, les connaissent, les maîtrisent et sont conscients de la manière de faire de la politique en France comme dans toute société de droit ? Jouerais-tu ton salut personnel là-dessus ? Moi non. Aussi, laisse moi te faire l'aveu qu'en ce qui me concerne les mots politique, éthique, spiritualité, unité, sont absolument contradictoires. Le premier, telle une cellule cancéreuse, se précipite sur les autres pour les dévorer sans plus de remord car telle est sa nature. Quelle que soit la piété et l'exemplarité de celui qui en aura la charge, celle-ci aura raison de lui, alors même que tu partageras sans doute avec moi cette idée que piété, intégrité, patience et sagesse sont des viatiques rares à notre époque.



Qu'est-ce que la oumma ?

Ceci étant dit, jetons un coup d'oeil à cette idée de communauté que tu évoques fréquemment. Observons-là d'un point de vue normatif puis politique, car ces deux niveaux de signification se retrouvent dans ton texte. La communauté musulmane est la traduction du terme de oumma, qui est un concept coranique réel. Je ne suis pas de ceux qui considèrent que la notion d'oumma est imaginaire et utopique. Je suis en revanche de ceux qui critiquent une fois encore le sens qu'elle revêt aux yeux des militants, de ceux que j'ai connu et de ceux que j'écoute et lis. Il me semble pour commencer qu'on peut se mettre d'accord pour affirmer le fait que l'ensemble des musulmans du monde entier ne forme pas un groupe homogène et uni sur certaines positions, valeurs ou pratiques, qu'on appelerait oumma. Le monde musulman est divisé et déchiré en plusieurs courants de pensée ou de pratiques qui au mieux s'ignorent, au pire se font la guerre. Cela interdit-il de penser le concept de oumma ? Je ne le crois pas, dès lors qu'on se met d'accord sur sa signification. En ce qui me concerne, la oumma n'est pas une notion quantitative ou politique. Le Coran qualifie quelque part le Prophète Ibrahim (sur lui la paix) de oumma, alors même qu'il est seul. Ce verset nous donne l'occasion de saisir la richesse sémantique de ce concept, un seul être pouvant se substituer à tout un groupe, le surpasser ou lui donner naissance.

Un cadre de valeurs, un espace intérieure de foi

La oumma est un cadre spirituel qui réunit dans l'espace illimité de l'esprit, hommes et femmes autour d'une croyance. Si la totalité des musulmans partagent tous la croyance que Dieu est unique, que Muhammad est son Envoyé, le Coran la parole de Dieu, les Anges et les Livres révélés une réalité, le Paradis et l'Enfer une vérité et le Jugement dernier une destination irrémédiable, alors il existe une oumma sous le rapport spirituel ou religieux du terme. La oumma est aussi un cadre éthique, un territoire normatif et axiologique qui régit des droits et des devoirs au sens moral et non juridico-politique de ces termes. Ce même cadre régit d'ailleurs aussi les rapports entre musulmans et non-musulmans, ce qui représente la première faille d'une compréhension exclusivement communautaire du terme de oumma. Le fait est que la vocation de l'islam est universel, que cette vocation se retrouve à tous les coins de la pensée islamique. De la même manière que les systèmes idéologiques sont une prison pour l'islam qui est par nature métapolitique, une conception identitaire et fermée de la oumma n'enfermera jamais le message coranique dans les recoins étroits de la raison humaine. Il reste à penser cette universalité du message coranique.



Renverser le Ciel et la Terre

Si nous sommes d'accord pour considérer que la oumma est un cadre, un espace éthico-spirituel, nous ne le sommes plus si tu donnes à ce terme une dimension politique. Beaucoup de mouvements et d'organisation font de l'islam une idéologie politique, comme je le rappelais. Il est même des organisations dont les bases idéologiques se retrouvent du côté du tiers-mondisme révolutionnaire et marxiste qui ont fait en France du terme de musulman une notion politique, à l'image des Indigènes de la République. Peux-t-on imaginer pire subversion ? Plus grave renversement de l'ordre divin ? La Terre devient le Ciel et le Ciel une pierre qu'on jette à la face de ses ennemis. Pour des hommes et des femmes de France et de religion musulmane, que peut signifier s'engager politiquement au nom de l'islam ? Je ne le sais pas car cette phrase ne me semble avoir aucun sens. Examinons-là. Est-ce militer pour un regroupement communautaire des musulmans qui plaideraient et agiraient dans le but de faire respecter leurs droits auprès de l'Etat ou des autres groupes sociaux ? Si l'islam est la base et l'identité de ce regroupement, alors nous sommes en face d'un projet sécessionniste qui fait de l'appartenance à l'islam un critère politique de discrimination positif ou négatif, et qui entreprend de changer les règles sociales et politiques françaises. Autrement dit, un groupe qui entre en conflit idéologique ouvert avec la France, son Etat, ses institutions et ses citoyens. Si telle est l'option proposée, la discussion prend fin car je rejette totalement cette option. On ne peut faire de politique sur la base d'une règle confessionnelle, d'un dogme ou d'une pratique religieuse.

A propos de l'universalité de l'islam

La politique est une affaire profane, terrestre, temporelle. On ne gouverne pas pour les «siens» mais pour tous. Il n'est donc pas possible de mobiliser politiquement des hommes et des femmes sur la base de slogans religieux pour prétendre ensuite que c'est une démarche universelle. Le croire est une erreur, le penser est malhonnête, l'accomplir est un sacrilège. Les musulmans n'ont pas été mandaté par Dieu pour s'emparer du pouvoir et dominer les hommes. Ils l'ont été pour se mettre à leur service et bâtir avec eux une société fondée sur des principes partagés. Si l'islam est la religion universelle des hommes, c'est qu'elle est une fantastique religion de liberté, de non partialité, dans laquelle le sectarisme, l'esprit de parti et l'orgueil n'ont pas leur place. Les principes de l'islam sont universels car ils sont l'émanation de la Volonté de Dieu. Là-encore, une solide réflexion menée sur notre possibilité de développer une approche et une compréhension universelle de l'islam nous font défaut, alors même que tout l'enjeu est là car c'est précisément sur ce terrain que se saisira la notion de shumuliyya-l-islam. Un terrain simultanément philosophique, éthique, religieux et spirituel.



Quelle politique et sous quelles conditions ?

La basse pratique de la politique faite au nom de l'islam a détourné et détournera plus d'hommes de cette noble religion que ne le feront jamais les plus grandes entreprises sataniques. Un citoyen peut s'engager individuellement au nom de convictions profondes et intimes qu'il n'est point besoin de connaître, des convictions religieuses ou philosophiques, qui lorsqu'elles sont vécues sincèrement, émanent naturellement des individus et sont plus éloquentes que les plus beaux discours prosélytes. La Constitution de Médine nous offre un exemple de ce que peut-être un travail inclusif et non systématique, c'est-à-dire idéologique de l'islam pensé comme message universel non pas théoriquement seulement mais pratiquement, ce qui est plus rare. A condition de le replacer dans son contexte et de ne pas recopier aveuglément ce modèle. Si traduire, c'est trahir, imiter c'est caricaturer, ce qui résume bien il me semble la situation générale des musulmans, un peu partout dans le monde.

Du danger de l’hyper-confessionnalisation
Il faut se réapproprier les choses, distinguer les espaces d'identifications et ne pas confondre cadre communautaire et cadre public. C'est pour cette raison qu'il faut également cesser l'un de nos travers les plus fréquents : l’hyper-confessionnalisation. Nous islamisons tout et n'importe quoi, jetant à la face de nos interlocuteurs une identité islamique dont nous ne sommes pas les meilleurs ambassadeurs, c'est un euphémisme de le reconnaître, et qui plus est, cette armure et ce bouclier islamique que nous arborons nous prive d'une partie importante de notre identité, qui est notre francité. Beaucoup d'entre nous refusent de reconnaître cette francité et cette appartenance culturelle et naturelle à la France. Trop dur à avouer pour certains qui ont investi le discours judiciaire et réclame en permanence des comptes au sujet de l'histoire coloniale de la France. Au point de rester sur le rebord de l'histoire et de regarder défiler les trains du présent. Sur la sphère publique, nous sommes des êtres humains, hommes, femmes, jeunes, plus âgé, travailleurs ou étudiants, Français ou étrangers, adeptes de hobbies divers (musique, lecture sport), croyants ou non croyants... Qu'on y réfléchisse à deux fois et on s'accordera à reconnaître que l'islamité des musulmans pour essentielle et fondatrice qu'elle soit du point de vue ontologique, n'élude en aucun cas les autres dimensions de l'être. 




Le pouvoir corrompt, la politique divise

Résumons notre réflexion. L'engagement politique est contradictoire à long terme avec les principes de l'éthique, la politique est un mal nécessaire collectivement mais il ne l'est pas individuellement, elle est facteur de divisions, de troubles et d'affrontements : de ce fait la politique ne doit pas être recherchée comme une activité prioritaire, bénéfique, mais comme une charge écrasante, qui s'impose plus qu'elle n'en impose. Elle est l'une des pires sources de maux ici-bas et plus encore dans l'au-delà. A ce titre, il est curieux mais révélateur de voir que tant de fidèles se passionnent pour la politique et se prennent à espérer voir émerger des leaders ou des organisations islamiques sur les scènes du pouvoir dans une espèce de scénario messianique où le Bien et le Juste triompheront du mal et de l'injustice. Combien ignorent encore que le pouvoir à la faculté alchimique de transmuter les volontés d'or en de vieilles plaques d'acier rouillé.

Par ailleurs, nous avons défini ce que nous pouvions entendre par «communauté musulmane» : un cadre commun, partagé, un espace intérieur et spirituel de croyances et de valeurs vécues et transmises par des hommes et des femmes. Non une organisation socio-politique ayant pour objectif de dominer ses prochains et de leur imposer une quelconque loi ou règle de vie.

Ces deux notions étant clarifiées, il reste la notion de civilisation que tu abordes. Sujet trop vaste pour s'étendre, mais disons qu'on peut la comprendre comme une extension de la oumma au niveau international impliquant l'idée d'une continuité historique, géographique, culturelle, économique, politique et religieuse. Je ne développerais pas ce point car tu ne le définis pas précisément. Je te ferais juste remarquer que tu écris toi-même : «Il est temps de comprendre que l'Islam est plus qu'une religion, il est également un référentiel, une civilisation, une espérance», puis plus loin «Notre identité musulmane vécue en Europe, fruit elle-même d'une jonction entre deux civilisations, donne du sens à notre présence en Europe : celui du témoignage.» Il y aurait donc d'un côté une entité qu'on appellerait la civilisation islamique, et de l'autre des synthèses civilisationnelles, sorte de métissages culturels et religieux, dont les musulmans d'Europe eux-mêmes seraient l'exemple ? Cela mérite éclaircissement.

Que faire ?

Ainsi, je te l'affirme très cher Jamel, la vision systématique de l'idéologie islamique, loin de contribuer à l'épanouissement spirituel et social de l'homme, ne fait que supprimer l'un au nom de la nécessité implacable de l'autre. Les sphères diverses de la praxis humaine se neutralisent les unes les autres dans un jeu où la victoire se substitue au Bien, la Force au Message et la masse, qui est en réalité un handicap, un facteur d'instabilité et de désordre, à l'union sincère et bien comprise des hommes de bonne volonté.

Alors, me diras-tu, que faire ? Et que nous est-il permis d'espérer, dirait Kant ?

J'y viens. Le temps d'une stratégie uniforme et inconditionnelle d'action politique fondée sur la masse, le public, le vote, la manifestation ou la contestation organisée autour de slogans ou de causes communes, n'est plus. L'heure est à la création de réseaux informels économiques, sociaux, intellectuels et religieux. Un néo-communautarisme d'ouverture, intelligent, mobile, fluide, dynamique et expérimenté, capable de se projeter sur le long terme, de mesurer ses actes, de disparaître du champs de la visibilité médiatique au moment où il investit par un dur labeur, exigent, discipliné, discret, solitaire mais non isolé, la société de ses prochains. Un mouvement éthico-philosophique qui se pense tel et se vit tel, structuré autour de valeurs simples mais indispensables : le travail, l'excellence, le savoir, l'éthique personnelle, la foi, l'amour, le pardon et la patience. Un mouvement et non une organisation, trop rigide, trop ferme, trop lourde et trop lente. Un mouvement pour que chacun y trouve sa place sans avoir à l'a payé autrement que par son investissement personnel sur des projets consensuels, unitaires. 




Travail, éducation, instruction : les vrais priorités

Un mouvement où l'engagement politique direct est collectivement écarté comme source de division et d'éclatement prévisible, même si l'engagement individuel demeure honorable dès lors où sa seule finalité est de partager des valeurs, par l'acte oratoire et la démarche comportementale, avec ses compatriotes. Le renoncement à la politique et à la soif de pouvoir est une exigence islamique. Les vrais enjeux sont ailleurs. L'éducation encore et toujours. Mais encore : quel jihad plus important pour notre société que la lutte contre le chômage et la pauvreté ? Peux-tu me citer une seule initiative néo-communautaire oeuvrant dans ce sens ? A la création d'emplois ? Au financement de formations ? De créations d'entreprises, via le financement de fonds par la zakat ou la taxe sur le halal ? Au partage de ressources professionnelles et à la mise en synergie des compétences ? La formation d'élites est indispensable. Encore faut-il avoir élaboré une vision globale de l'islam à la hauteur des challenges qui nous attendent. Education religieuse, instruction intellectuelle, autonomie financière : ce triptyque est à la base de la réforme qui nous attend.

 
L'offensive salafiste sur l'islam de France


Mais nous en sommes loin, et à vrai dire, les mouvements islamiques les plus dynamiques actuellement sont les mouvements salafistes 2.0. Des mouvements qui représentent une réelle menace du point de vue des objectifs traditionnellement assignés aux mouvements réformistes au sens large de ce terme. La ligne idéologique du salafisme est un défi que nous ne devons pas délaisser ou dédaigner : il nous faut l'affronter calmement mais intelligemment. Or, nous n'en sommes pas là. Les cadres religieux issus de la troisième génération non salafistes n'y voit pas de problème majeur, mettent les multiples désaccords sur le compte de la divergence naturelle en islam, et au nom de l'union, se taise sur les dégâts considérables provoqués par cette mouvance, quant ils ne s'associent pas ensemble sur des projets. Le terrain est libre pour le salafisme qui a gagné de nombreux fidèles à sa cause. Je n'en dirais pas plus, ce sujet méritant un article à part entière, et mettant bien trop allongé.

Nous en sommes à la conclusion de cette lettre, et tu pourrais me reprocher ceci : je n'ai pas répondu à la question faut-il conjuguer lutte contre l'islamophobie et sionisme. En fait, j'y ai répondu, à ma manière, sans doute pas comme tu l'aurais espérer. Ne m'en tiens pas rigueur.

En espérant cher Jamel que cette lettre te trouveras dans les meilleurs dispositions intellectuelles et spirituelles, je te prie d'agréer volontiers l'expression de ma considération, de ma sympathie et de ma fraternité la plus sincère.








2 commentaires:

  1. Nous avons eu un régime politique islamique qui a régné pendant plus de mille ans, et les musulmans ont pu, à travers leurs actions islamiques, fonder toute une civilisation. C’est pourquoi, la question n’est pas de fonder un ordre économique islamique ou social en évacuant la question politique, mais de trouver une nouvelle formule à ce régime qui pourra se mouvoir à travers les domaines politiques, économiques et sociaux, et se comparer voire entrer en compétition avec les autres organisations actives. Le problème est dans la forme et ne se trouve pas dans le fond. Car, la pensée islamique a déjà vécu une longue expérience et diversifiée en traitant tous les besoins de l’être humain dans toutes ses phases, et en cela l’ordre islamique n’a pas été un simple slogan incantatoire qui cherchait un terrain d’application, il a en revanche et depuis longtemps constitué une entité concrète, intellectuelle, juridique et philosophique. Notre problème est donc de trouver comment faire émerger cet ordre islamique dans notre contexte nouveau.
    Il faudrait commencer par corriger certaines idées reçues sur l’islam. D’aucuns pensent que l’Islam est avant tout une morale philosophique qui vise davantage à doter l’homme d’une éthique que d’une responsabilité politique. Pourtant, lorsqu’on étudie l’histoire, l’on s’aperçoit que dès l’aube de l’Islam, l’état intellectuel s’articulait et interagissait de façon active avec le réel, que ce soit au niveau politique, au niveau du Jihâd ou de l’Ijtihâd. L’état intellectuel de l’époque n’était ni individuel ni ne se situait à l’extérieur du réel, mais se complétait avec le réel. Ainsi, depuis l’aube de l’Islam, il n’y eut aucun débat sur la séparation des rôles du théologien, du soldat, du politique, du sociologue, de l’intellectuel. Il n’avait aucune raison d’être. Le théologien était aussi bien un soldat qu’un économiste, etc. Et ceci fut en vigueur jusqu’à la fin du pouvoir Ottoman. Ainsi, au commencement, la pensée islamique et la question du pouvoir étaient en coappartenance intime et naturelle. On nous rétorque volontiers que le pouvoir politique musulman a connu de nombreuses dérives, et qu’il faudrait donc se garder d’entrer en compétition pour le pouvoir. A cela, pour faire vite, nous répondrons de la façon suivante : « Or, personne ne portera le fardeau de l'autrui » (Fâtir, 18)
    (Suite).

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    1. Pourtant, certains musulmans, sous la pression de l’idéologie laïque et heureux de confiner l’Islam dans le périmètre d’une zâwiya, jettent un regard plus que suspicieux sur les musulmans qui veulent faire valoir eux aussi leurs projets au niveau politique, sous le prétexte que l’Islam est fondamentalement apolitique. Ils croient que l’Islam est uniquement une relation intime entre le serviteur et son Seigneur. Oubliant par-là que l’Islam est aussi une religion qui, potentiellement, fait face à tous les défis de la vie, elle est en cela profondément réformatrice, ce que nous appelons « al-amru bi-lma’roufi wa an-nahyu ‘ani-l-munkari ». Que l’on ne s’y trompe pas, la religion musulmane ne peut pas se laisser comprendre à travers la compréhension occidentale de la religion de façon générale. La religion musulmane englobe toute la vie, et ne peut pas se résumer à un certain soufisme new look que l’on vit au plus profond de soi-même. Non, nous ne voulons pas de cet Islam Nietzschéen, nous ne voulons pas de l’Islam des faibles qui sclérose notre volonté !

      D’ailleurs, l’opinion de ces gens-là ne se distingue pas de celle des salafistes qui, eux aussi, refusent de considérer la dimension fondamentalement politique de l’Islam. N’est-ce pas dans leur jurisprudence qu’il est clairement stipulé que les musulmans n’ont pas le droit de tenter de déchoir le gouverneur de son pouvoir, fut-il pervers ?!

      Il est temps…que le vide sur la scène politique soit comblé par des musulmans pour trois raisons au moins : d’abord, on ne peut connaitre les rouages des politiques qu’en étant présent dans ses coulisses, ensuite, pour être crédible, il faudrait porter nos projets à une échelle symbolique forte, enfin, à un discours politique déviant seule une réponse politique alternative y fera face...

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